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Pourquoi les électeurs votent-ils pour le Front national ? Le rôle des « failles identitaires »

(ce texte est le développement d'une intervention faite au club de la presse le jeudi 5 juin 2014)

 

Quatre « failles identitaires » convergent pour expliquer, notamment, un vote massif, mais non politique, des jeunes ouvriers pour le Front national : la fin des grands récits idéologiques ou religieux, le tabou de la référence nationale, une masculinité difficile et enfin l’invisibilité du producteur manuel.

 

Pourquoi les électeurs votent-ils pour le Front national ? Cette question, ancienne, a été ravivée par le score de ce parti aux élections européennes de 2014. Sans égaler le nombre de voix qu’il a obtenues aux présidentielles de 2012, le FN n’en réalise pas moins une performance, en devançant tous les autres partis, dans un contexte d’abstention massive.

 

 

 

Les explications traditionnelles sont insuffisantes

 

 

 

De nombreuses explications ont été proposées pour expliquer l’appétence d’une partie significative de l’électorat pour le parti frontiste. Proposons une liste non exhaustive des raisons habituellement invoquées : ce serait du fait de la droitisation de l’UMP, qui « banalise » les idées du FN, de la stratégie de dramatisation du PS, qui s’en sert pour affaiblir la droite en jouant sur la crainte du « retour du fascisme », de la « diabolisation » dont il est l’objet, qui serait devenue contreproductive car elle conduirait à ce que les « exclus » s’identifient au FN, mais aussi de la crise économique qui jetterait les plus pauvres et les plus désespérés dans les bras des extrêmes « comme en 1929 », ce serait aussi à cause de la propagande du FN lui-même, qui saurait habilement surfer sur la peur, et plus récemment de la ruse que constituerait son changement d’image actuel, bref, les raisons ne manquent pas pour expliquer le comportement des électeurs frontistes, toujours plus nombreux.

 

 

 

Il faudrait ajouter à cela, pour ceux qui ont le goût des explications historiques longues, les traditions extrémistes des français, qui seraient adeptes depuis la révolution de 1789 des méthodes brutales de la populace (ici c’est la droite qui parle) ou la perdurance du nationalisme et du pétainisme qui caractériserait la bourgeoisie française (ici c’est évidemment la gauche qui s’en plaint). Toutes ces explications, on le remarquera, supposent un électeur rationnel et politiquement informé, ce qui, toutes les études le montrent, est loin d’être le cas.

 

 

 

Un vote indépendant des facteurs politiques ou économiques

 

 

 

Pour avoir travaillé depuis longtemps sur les phénomènes extrêmes en politique (extrême gauche comme extrême droite) et après avoir conduit des études de terrain sur les motivations des électeurs du Front national, j’en suis parvenu à une conclusion un peu radicale. Même s’il y a probablement une part de vérité dans toutes les explications que j’ai listées plus haut, je fais l’hypothèse que le vote pour le FN ne dépend sur le fond d’aucun de ces facteurs politiques ou économiques à court terme. L’électeur n’est pas plus « poussé dans les bras » du FN par l’UMP ou le PS, qu’il n’adhère à ce parti en raison de son programme ou de l’influence que ses dirigeants auraient sur lui. Pas plus que ce n’est la crise économique et le chômage qui, par on ne sait quel déterminisme, lui ferait mettre avec espoir le bulletin FN dans l’urne.

 

 

 

A part quelques militants motivés par l’idéologie de ses fondateurs, mais ceux-là sont en train, justement de s’en éloigner, les électeurs du FN sont ceux qui se sentent le plus loin du parti pour lequel ils votent. A preuve les difficultés que ce parti éprouve à trouver des cadres intermédiaires ou des candidats pour les différentes élections. Son fort potentiel électoral ne débouche pas sur l’appareil militant correspondant, alors que c’est le cas, encore, pour le PS ou l’UMP. L’électeur FN est celui qui est le moins attaché au parti pour lequel il vote, mais qu’il abandonne régulièrement pour l’abstention, et dont, de toute façon, il ne connait pas le programme. C’est le vote le plus loin de la politique qui soit. Et le Fn est tout, sauf propriétaire de ses électeurs.

 

 

 

Quatre failles identitaires

 

 

 

Alors quelles sont les déterminations du vote pour le FN ? Je voudrais explorer ici la piste identitaire. Mais conférer à cette notion un sens plus vaste, plus sociologique que politique. Le vote FN est à mon sens le produit d’une quadruple « faille identitaire » qui affecte une partie importante de la population française, qu’elle soit, d’ailleurs, de souche ancienne ou d’immigration récente. Ces failles sont le produit de mutations en profondeur qui ont affecté notre société, de repères identitaires qui se sont effondrés sans avoir véritablement été remplacés, pour l’instant, par d’autres. Notre société est en transition, elle sait ce quelle n’est plus sans savoir ce qu’elle sera. Cette position est la source d’un inconfort majeur, d’une angoisse sans fond, qui a besoin de s’exprimer. Eventuellement sur le plan électoral.

 

 

 

Cherchons ce qui a disparu très rapidement de notre horizon, en laissant un vide, ou au profit d’une transition ratée ou trop décalée, qui pourrait faire faille. On trouvera au moins quatre éléments majeurs, assez spécifiques à la France. L’effondrement des « grands récits », qu’ils soient idéologiques ou religieux, le tabou de la référence nationale, la redistribution  des genres masculins et féminins, l’ostracisation du travail manuel et des professions correspondantes. Dans tous ces domaines on a vu à la fois une mutation rapide et destructurante et une relative absence d’alternative à ce qui a été déconstruit.

 

 

 

La fin des grands récits

 

 

 

Pendant des siècles, le christianisme (et le judaïsme pour les juifs européens) a structuré nos valeurs, nos pensées, notre vie, jusqu’à la gestion de la temporalité quotidienne et hebdomadaire. Le XVIIIème et le XIXème siècle ont vu de grands récits laïques concurrencer cette vision totalisante du monde, notamment autour des idéologies issues du marxisme et du scientisme. L’ensemble de ces récits structurants s’est rétracté très rapidement dans les années soixante, leur influence a disparu ou s’est repliée sur de petits espaces privés. A sa manière l’islamisme des populations immigrées en France, a connu le même mouvement. Le problème ici n’est pas tant qu’il y ait une éventuelle évolution des mentalités mais que cette transformation se soit opérée brutalement et sans véritable alternative, à part, pour certains, l’adhésion à des utopies dites « post-modernes », comme l’idéologie de la communication ou le culte de l’internet comme nouveau monde. Ceux qui sont à la fois les plus orphelins de ces grands récits et les plus éloignés des frivolités de la post-modernité connectée sont au centre d’une faille identitaire qui menace de les engloutir.

 

 

 

Le tabou de la référence nationale

 

 

 

La France s’est construite, assez péniblement, en intégrant, dans une perspective d’unité d’abord liée à l’absolutisme puis à une originale perspective républicaine, des régions, des cultures, des langues que tout opposait. L’identité nationale s’est ainsi construite, dans la diversité mais aussi dans l’unité. On a demandé à chacun de renoncer à son ancrage dans un sol féodal pour lui proposer une nouvelle identité pour laquelle, « enfant de la patrie », il fallait aussi pouvoir mourir. Avions-nous fini de « faire France » au moment où les élites nous ont demandé au profit d’une vague « appartenance européenne » ? La référence nationale est rapidement devenue taboue et toute référence à la France est vécue aujourd’hui comme un insupportable nationalisme, donc un fascisme. Ceux qui ne profitent pas de l’Europe et de ses réels avantages, ceux qui voyagent peu, pour différentes raisons, sont à la fois privés d’être européens et d’être français. Ils ne sont plus rattachés à rien et sentent le sol de dérober sous leurs pas.

 

 

 

Une masculinité difficile

 

 

 

Les sociétés traditionnelles, puis celles du moyen âge occidental, se caractérisaient par une violence des mœurs d’un niveau insoutenable et le statut de la femme n’y était guère enviable. La Renaissance a instauré progressivement une définition des rôles sociaux et sexuels qui a permis d’obtenir une lente pacification des mœurs, une amélioration sensible de la  condition féminine et une évolution de la famille dans le sens de plus de modernité. Les jeunes garçons s’éloignent du modèle de la virilité agressive et vindicative. Alors que nous entrions dans une période de stabilisation et de modernisation des rapports hommes femmes, la mise sur le devant des théories du genre, le bouleversement radical, au moins dans l’idéal proposé, des rôles respectifs des garçons et des filles, la contestation de la masculinité, conduisent jeunes garçons et jeunes filles à une perte majeure de repère et de compétence dans l’approche de l’autre. Le recours aux nouvelles technologies ne faisant à sa manière qu’amplifier le phénomène. La persistance inquiétante, là où toutes les autres violences ont diminuée, des violences sexuelles est le signe d’un trouble dans l’identité sexuelle, notamment masculine.

 

 

 

L’invisibilité du producteur manuel

 

 

 

Dernière faille, elle aussi spécifiquement française, est la disparition des radars de tout ce qui est travail manuel, identité ouvrière et souci de l’appareil productif. On nous a même fait croire qu’avec les mutations du tertiaire et, un hypothétique basculement de l’économie dans le « virtuel », il n’y avait plus d’ouvriers en France. Jusqu’à ce qu’on le redécouvre, puissant, dans l’électorat du Front national. En France, on a créé la honte d’être ouvrier et de se consacrer à la production. Ces métiers sont réservés à ceux qui sont en échec scolaire. Avez-vous vu récemment un ouvrier à la télévision ou dans la publicité ? Toute une partie du monde du travail s’est trouvée ainsi invisible, sans culture, sans identité, transparent, sans avenir apparent.

 

 

 

La réactivation des souffrances identitaires

 

 

 

Ces quatre failles identitaires majeures convergent vers un épicentre clairement identifié : le jeune ouvrier blanc habitant en zone périurbaine, véritable noyau dur de l’électorat du Front national. Ce qui motive son comportement électoral n’est pas tant l’appétence pour son programme, qu’il ne connaît pas, qu’une véritable reconnaissance envers un parti qui a suà identifier ces failles.  Que le FN y propose ou pas de véritables alternatives importe peu pour l’instant. Le projet d’une boussole et d’une direction suffit pour l’instant. Autour de ce noyau dur sont en train de s’agréger d’autres couches sociales, notamment petite-bourgeoises, concernées de près ou de loin par ces mutations sans visibilité qui frappent la société française. La dernière en date en train de se mettre en mouvement est constituée par les jeunes français issus de l’immigration, qui souhaitent s’intégrer sans pourvoir le faire (s’intégrer à quoi ?), qui sont en phase de « désislamisation » (l’arbre des terroristes cache ici la forêt), et qui sont déboussolés par les nouveaux rapports de genre. Le discours adapté que le FN est en train de construire dans leur direction pourrait faire des dégâts électoraux considérables.

 

 

 

Les élections européennes ont particulièrement réactivé les souffrances liées à ces failles identitaires, qui concernent des populations de plus en plus importantes en France, sur des thèmes spécifiquement français (l’Allemagne ne connaît pas cet ostracisme de la production et de la « classe ouvrière », l’Angleterre est moins concernée par les questions de genre, qu’elle aborde différemment, la Hollande n’a pas de problème d’unité nationale, l’Italie est moins déconnectée des « grands récits »).

 

 

 

On voit donc que les électeurs qui votent actuellement pour le FN ne sont pas des électeurs « politiques » mais que par contre ils dressent l’oreille quand on leur parle d’identité.

 

 

 

Philippe Breton

 

Ovipal

 

17 juin 2014

 

 

 



17/06/2014
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