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Gilets Jaunes et réseaux sociaux : questions croisées

 

Prenons un peu de recul. Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans la formation et la mobilisation des gilets jaunes ? Sont-ils un simple outil ou sont-ils à l’origine de ce mouvement ? Deux chercheurs de l’ovipal, Pascal Politanski et Philippe Breton, engagent un dialogue sur ces questions.

 

Vague, Raz de Marée ou Tsunami ?

Pascal Politanski

 

Un puissant mouvement social.

Les « Gilets Jaunes » le 17 novembre dernier ont su montrer leur(s) existence(s) dans le champ politique (300 000 participants) en faisant pâlir toutes les centrales syndicales et un pouvoir central, pour l’instant resté discret, car dans l’expectative.

 

Nous pouvons reprendre pour ce mouvement ce qu’a dit Pierre Bourdieu, à propos du mouvement social des chômeurs de 1995 : "la première conquête de ce mouvement (des chômeurs) est le mouvement lui-même, son existence même" (1). Les Gilets Jaunes rajoutent à leur fierté de réapparaître socialement, deux grands axes de revendications politiques : la dénonciation des taxes, reliées à leur « survie sociale » et la « démission de Macron », un Président qui semble ne plus faire illusion par l’utilisation abusive du prétexte écologique.

 

Le projet politique du mouvement commence à se dessiner à l’exemple du collectif des « Gilets jaunes de la zone portuaire de Saint-Nazaire » se référant au Discours de Gettysburg -1863 d’Abraham Lincoln : "le pouvoir de décision au peuple, par le peuple, pour le peuple » et qui appelle à une assemblée ce samedi 24 novembre à 14 heures dans la cour de la sous-préfecture de la ville en invitant "toutes les villes de France à organiser le même jour à la même heure" une assemblée "dans les lieux de l'exercice du pouvoir exécutif et à y observer le même caractère pacifique et respectueux du bien commun ». (page FaceBook Gilets jaunes Saint-Nazaire )

 

 

Ce « ras le bol » possède toute la force d’un mouvement social. En détient-t-il pour autant la dynamique médiatique ?

 

Depuis plus de dix ans, l’Internet a contribué à l'évolution des actions de mobilisations. En 2009, le soulèvement post-électoral en Iran est considéré comme l’un des premiers mouvements sociaux d'ampleur dans lesquels les réseaux sociaux jouent un rôle de relai d'information et de coordination. Il est complété par toute une série de mouvements : en 2010, les Printemps arabes (apparition du terme de révolution 2.0), en 2011, le Mouvement des « Indignados » permet d'organiser une «journée planétaire des Indignés » le 15 octobre 2011 dans 1051 villes de 90 pays du monde.

 

En France en 2016, la très grande horizontalité de Nuit debout est facilitée par la communication via internet qui contribue également à son organisation.

 

 

Quelles interactions entre Réseaux sociaux et Média ?

 

Pour l’instant la couverture médiatique des actions des « Gilets Jaunes » reste neutre, parfois « bonne enfant ». L’attentisme est de rigueur.

 

Or depuis 1995 et la réforme avortée de la sécurité sociale, la tendance choisie par les médias -pour leur grande majorité- est de « mal-traiter » les mobilisations sociales. Ils préfèrent plaider en faveur des réformes libérales qui leur paraissent nécessaires au nom de la « modernisation ». L’irruption de l’épisode macroniste est présentée comme vertueuse avec son chiffon rouge : la dette et les dépenses publiques.

 

Invisibles jusque là dans tous les médias du pouvoir, ce sont les réseaux sociaux, qui ont (re)donné aux « Gilets Jaunes » de la dignité, un peu de pouvoir mais surtout la parole. Mais les participants du 17 novembre pourront-ils devenir des manifestants du 24 novembre ? La question de l’utilisation de l’information devient « capitale ».

 

L’action collective entre « signal » et « signe »

 

L’option que les éditorialistes viennent prédire « l’essoufflement » ou le «dérapage » des gilets Jaunes et souligner leur impopularité, se rapproche-t-elle comme cela s’est déjà produit dans le passé pour d’autres mouvements sociaux.

 

Si cela se confirme le rôle et l’usage des réseaux sociaux deviendra crucial. Il ne sera plus seulement un signal, mais sera le signe que le mouvement aura acquis (ou pas) nationalement la maîtrise de moyens et de modalités d’actions nouvelles à mettre à disposition de citoyens oubliés, qui non seulement protestent, mais encore font valoir leurs revendications en dehors du vote (2).

 

Les « Gilets Jaunes » sauront-ils accéder à un répertoire d’actions collectives plus variées (autres que les blocages) pouvant alors devenir plus modulaires et appropriables par tous les citoyens ? Nous saurons à ce moment là si le mouvement était une simple Vague, s’il peut devenir un Raz de Marée ou bien un Tsunami social.

 

Pascal Politanski

Ovipal

23 novembre 2018.

 

 

(1)  Pierre Bourdieu, « Contre-feux », édition Raison d'Agir, 1998.

(2) A ce sujet, les travaux du sociologue, Charles Tilly, « The Contentious French », 1986.

 

 

 

Gilets jaunes et réseaux sociaux : la logique du silex taillé

Philippe Breton

 

 

Internet, puis ce que l’on appelle les « réseaux sociaux », sont nés dans les années 90 à la confluence de deux mouvements de fond de la société. D’une part celui de l’innovation technique très rapide dans le domaine de l’électronique et du logiciel, sous l’impulsion des impératifs de défense nationale. D’autre part celui d’une utopie sociale, dans un contexte de dépolitisation et de développement majeur de l’individualisme, utopie qui s’appuyait sur la croyance que plus de réseaux de communication équivalait à plus de démocratie et plus de lien social.

 

Les réseaux sociaux permettent aujourd’hui plus d’échanges horizontaux entre les individus ou les groupes, sans passer par les médiations habituelles que constituent notamment les médias ou les organisations, politiques ou autres.

 

Le mouvement des gilets jaunes en est un exemple majeur. On a vu ce mouvement naître exclusivement au sein de la matrice des réseaux sociaux (notamment twitter et facebook, pas si dépassé que cela dans ce contexte). Les réseaux sociaux ont été l’outil permettant la cristallisation de la mobilisation, l’organisation des rencontres physiques, notamment sur les fameux barrages.

 

Mais les réseaux sociaux ne sont pas à l’origine du mouvement et ils ne suffisent pas à faire communauté. Ils sont utilisés sur fond d’une colère, d’un ressentiment, de revendications préalables, au sein d’une population sociologiquement très particulière marquée par le sécessionnisme (voir ici) et qui de ce fait a le plus grand mal à trouver un débouché politique autonome à leur colère.

 

Dans ce sens les réseaux sociaux ne sont pas en soi un facteur de structuration démocratique. D’autant que l’horizontalité des échanges a pour contrepartie une absence de filtrage, de vérification, de tri rationnel des informations qui circulent en son sein. Les réseaux sociaux ne jouent aucun rôle de médiation, donc de pacification, ce qui explique que la violence, la rumeur, la désinformation, s’y déploient très librement, sans véritable point d’arrêt.

 

Voilà les réseaux sociaux ramenés à leur essence première, ceux d’outils puissants, qui amplifient le meilleur, mais aussi le pire, et dont l’usage dépend fondamentalement d’une dynamique sociale qui leur est extérieure. Comme leur ancêtre, le silex taillé, qui servait à la fois à construire, à produire… mais aussi à détruire et à tuer plus efficacement, suivant, si l’on peut dire, l’inspiration du moment.

 

Philippe Breton

Ovipal

23 novembre 2018

 



24/11/2018
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