. . . . OVIPAL - OBSERVATOIRE DE LA VIE POLITIQUE EN ALSACE . . . .

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Comment évaluer les effets actuels des traumatismes issus de l’annexion et de la nazification de l’Alsace ?

Polémique autour d’un mur des noms contesté au Mémorial de Schirmeck, 75e anniversaire de l’incorporation des alsaciens dans l’armée allemande, l’actualité en Alsace n’a pas fini pas d’être ponctuée par des résurgences traumatiques. Deux questions fondamentales se posent à cette occasion. La problématique des malgré-nous, qui occupe aujourd’hui le devant de la scène, est-elle la seule source de souffrance dont l’histoire de la deuxième guerre mondiale soit porteuse en Alsace ? Les multiples traumatismes anciens liés à cette période ont-ils façonné jusqu’à aujourd’hui la vie culturelle, sociale et politique de l’Alsace, et dans quel sens ? En somme qu’est-ce que cette guerre a fait à cette région.

 

Poser ces deux questions implique de s’appuyer sur le travail des historiens, mais le cadre dans lequel elles s’inscrivent est bien plus large. Il mobilise tous les aspects de l’analyse sociale et politique. D’autant que chaque période porte une vision propre de l’histoire et opère un choix parmi les faits qui seront mis en avant. On n’écrit pas l’histoire de l’Alsace aujourd’hui comme dans les années 60 ou dans les années 80. La sélection des faits jugés importants dépend aussi de la capacité des personnes concernées à les placer sur le devant de la scène.

 

A titre d’exemple on peut constater que les acteurs sociaux qui maintiennent le souvenir des malgré-nous occupent aujourd’hui une place prépondérante dans la représentation de l’histoire de l’Alsace pendant la guerre, au point d’occulter bien d’autres aspects. Cela n’a pas toujours été le cas. Il suffit pour s’en convaincre de relire les textes écrits dans les précédents décennies. Ils mettent en avant de nombreux autres événements parmi ceux qu’a connus l’Alsace à cette époque tragique, marquée notamment, voire centralement, par la politique de nazification de la région[1].

 

Les prolégomènes d’un programme de recherche

 

Le temps est peut-être venu aujourd’hui de tenter d’une part une histoire globale de l’Alsace pendant la guerre, d’autre part de mieux évaluer les éventuels impacts traumatiques actuels et notamment la façon dont l’Alsace a pu être façonnée à la fois par les événements de l’époque et par la façon dont ces traumatismes se seraient propagés jusqu’à aujourd’hui.

 

Les deux questions qui sont posées ici sont les prolégomènes d’un programme de recherche plus long et plus ambitieux, dont l’objectif n’est pas de refaire histoire, mais d’analyser comment cette histoire, et surtout les nombreux traumatismes dont elle est porteuse, conditionnent aujourd’hui la vie politique et sociale de la région. C’est aussi l’occasion de s’interroger sur l’interaction entre la façon dont on écrit ou réécrit l’histoire, ce que l’on met en avant et ce que l’on oublie, et la résilience de ces souffrances, ou son absence.

 

Dans cet esprit, la première question, qui est celle de savoir si la problématique des malgré-nous est la seule source de souffrance susceptible d’avoir eu une influence sur la longue durée, implique que l’on puisse faire une sorte d’inventaire, parmi les différents événements qui ont marqué l’Alsace pendant la guerre. Il s’agirait d’identifier dans ce cadre ceux qui sont susceptibles d’avoir provoqué collectivement des traumatismes de longue durée, dont l’onde nous atteindrait encore jusqu’à aujourd’hui.

 

Cet inventaire n’est pas l’équivalent d’une collection de faits historiques qu’il suffirait de rappeler, mais bien plutôt une évaluation de ce que certains événements pas forcément très visibles ou, encore mieux, oubliés et déniés jusqu’à présent, ont pu provoquer dans la vie de la région et de ses habitants. Les faits les plus saillants sur le plan historique, ceux qui sont souvent mis en avant, ne sont pas forcément ceux qui ont eu le plus d’impact sur la vie réelle. Deux exemples peuvent illustrer la nécessité d’un inventaire conçu sur cette base.

 

Le traumatisme de l’appartenance aux organisations nazies

 

Le premier exemple concerne l’enrôlement des alsaciens dans l’une ou l’autre des très nombreuses organisations nazies que le régime utilisait pour conditionner la population. 60 % des alsaciens ont appartenu à l’une ou l’autre de ces organisations[2], qu’il s’agisse du parti nazi (NSDAP), des SA, des jeunesses hitlériennes, du Front du travail, des organisations de femme, etc. L’évaluation de ces faits doit être conduite avec toute la finesse nécessaire, car par exemple ces organisations n’étaient pas équivalentes entre elles du point de vue de l’exigence idéologique qu’elles portaient ou du degré de volontariat qui était tout à fait variable[3].

 

La question ici est simple, comment en a-t-on parlé dans les familles, comment s’est transmis ce fait qu’une majorité des parents ou de grands-parents, ont fait partie de telles organisations ? Le silence et l’oubli semblent la règle dès l’après-guerre, mais le travail en profondeur de ce silence a peut-être nourri une onde traumatique longue et constitué un des obstacles à la résilience permise fréquemment par la parole[4].

 

On évitera, pour aborder cette question, le manichéisme habituel, qui ne sert qu’à évacuer le problème, entre le « ils étaient tous nazis » et le « ils étaient tous forcés ». L’Alsace, comme l’Allemagne a été nazifiée, et l’épouvantable cocktail qui associe la répression à l’embrigadement appelle à beaucoup de prudence quant à l’interprétation des motivations réelles de ceux qui ont été pris dans l’engrenage totalitaire, tout aussi bien quant aux effets idéologiques et psychologiques que provoque l’embrigadement, même quand il est subi.

 

Le choc de l’épuration ethnique

 

Le deuxième exemple est celui de l’incroyable événement qui a consisté, de la part des autorités allemandes, à séparer ethniquement la population alsacienne de souche germanique de ceux qui ne relevaient pas, selon les critères nazis, de cette origine. Les « vrais alsaciens » ont été porteurs d’un document, plus important qu’un passeport, appelé Ahnenpass, qui garantissait cette appartenance ethnique[5].

 

S’en est suivi une terrible épuration qui a consisté à valoriser les uns, comme Allemands (plus précisément « alsacien appartenant au peuple allemand », comme il était mentionné sur la Kennkart, carte d’identité), et, concrètement, à expulser les autres de l’Alsace, souvent brutalement, en quelques heures, leurs biens étant spoliés[6].

 

Les mécanismes brutaux de l’épuration ethnique, comme on a pu le voir dans d’autres régions du monde, génèrent une onde traumatique longue qui se propage de génération en génération. La définition ethnique de cette « alsacianéïté », présentée d’abord aux intéressés comme une supériorité raciale, n’a-t-elle pas impacté en profondeur, jusqu’à aujourd’hui, la définition même de ce que c’est qu’être Alsacien ? Cette question a rarement été analysée sous cet angle.

Une relecture nécessaire

 

Il ne s’agit ici que de deux exemples dans d’une liste encore à compléter, au sein de laquelle on trouverait, entre autre, le fait que de très nombreux alsaciens ont vu leurs études perturbées pendant ces années de guerre, ou encore, sur un tout autre plan, l’étrange oubli du camp de Schirmeck, dont la mémoire est aujourd’hui pratiquement effacée, alors que de très nombreux alsaciens y ont été détenus.

 

Encore ne parle-ton ici que des souffrances subies par les alsaciens de souche ayant vécu en Alsace pendant la guerre. Il y a aussi les souffrances subies par les très nombreux alsaciens (de souche ou pas), expulsés en 1940 et qui, pendant l’annexion, ont refusé de revenir en Alsace, ou qui ont été empêché par les nazis. Leur réinsertion en Alsace, après la Libération, au sein de la population restée sur place, accompagnée cette fois de l’expulsion des allemands qui avaient peuplé l’Alsace pendant la guerre (autre épuration), est un exemple de brutale recomposition ethnique d’une population, qui a sans doute constitué un événement traumatique de longue durée.

 

Une relecture de l’Alsace, sur la base des faits historiques mais aussi de l’évaluation des souffrances qui perdurent au travers d’ondes traumatiques longues et silencieuses, est donc nécessaire, surtout en cette époque où le désir d’entrer plus avant encore dans la modernité, se confronte avec les question des identités et des brassages de population, problématique sensible s’il en est.

 

Philippe Breton

Ovipal

1er septembre 2017

 

[1] On peut par exemple se reporter aux sept volumes consacrés par la revue Saisons d’Alsace à cette période, publiés en 1990-1991. On est surpris par la diversité des problématiques abordées, notamment des sources de souffrances alsaciennes, et par le fait que nombre d’entre elles ont disparu aujourd’hui des radars du souvenir.

[2] Eugène Riedweg estime à un Alsacien sur deux le nombre de ceux qui appartiennent à des organisations nazies (in « Le parti est partout », pp 23-34, Saisons d’Alsace, Hiver 1991/92, 1941, La mise au pas).

[3] Par exemple, l’appartenance à la HJ (Hitler-Jugend) a été rendu obligatoire le 2 janvier 1942 pour tous les jeunes (sauf les « éléments douteux ») de 10 à 18 ans, par une ordonnance du Gauleiter Robert Wagner. L’organisation s’était mise en place en Alsace dès l’été 1940 sur la base du volontariat, mais aussi de la contrainte, car il fallait être membre de cette organisation pour prétendre être élève dans un lycée.

[4] Gabriel Schoettel, dans son discours de remise du grand prix 2015 de l’Académie des sciences, des Lettres et des Arts d’Alsace à Marie Laure de CAZOTTE pour son ouvrage « A l'Ombre des Vainqueurs », revient sur la célèbre formule de Germain Muller  «  n'en parlons plus ! » : «  Voilà bien une injonction alsacienne, aussi naïve qu'illusoire, qui a empêché toute résilience en espérant étouffer le passé. Et pendant soixante ans, on n'en a plus parlé, et cela continuait cependant à mijoter, là, tout au fond : comme on dit en alsacien : « Es kocht noch ! » ; et le bouillon que cela projetait dans les urnes, à intervalles réguliers, était particulièrement nauséabond. » Source : https://www.academie-aslaa.alsace/prix-d%C3%A9cern%C3%A9s/prix-2015/

 

[5] L’Anhenpass était un livret de la taille d’un passeport qui comprenait, outre l’Etat-civil, un tableau d’ascendance complet sur 5 générations. Il était exigé par exemple à partir de 1941 pour toute personne exerçant des fonctions publiques.

[6] Ont été brutalement expulsés notamment les « français de l’intérieur », les alsaciens d’origine juive, les alsaciens jugés « indignes » d’être allemand. Dans le même temps les autorités allemandes ont tout fait pour rapatrier en Alsace les « alsaciens appartenant au peuple allemand » réfugiés en France et ont libéré sur le champ les prisonniers de guerre français identifiés comme alsaciens.

 



03/09/2017
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