Analyse globale des critiques adressées aux politiques publiques de lutte contre le COVID 19
La pandémie du COVID 19 est un drame collectif qui va encore longtemps nous occuper et imprégner nos consciences et nos mémoires. En dépit des progrès de la science et de la médecine, en dépit de l’avancée de nos connaissances sur les microbes et les populations, leur cohabitation reste problématique et les biopolitiques sont encore tâtonnantes. En dépit du progrès, du perfectionnement de nos institutions, de nos savoirs élaborés et de nos technologies sophistiquées nous éprouvons cruellement le caractère fragile de la condition humaine et de la vie. Une attitude possible pourrait nous inciter à davantage de philosophie, à reconsidérer notre organisation et notre modèle socio-économique, mais force est de constater que c’est le mécontentement et l’indignation, voire la colère qui priment. La première cible de ce mécontentement, de cette colère, ce sont les politiques publiques. Elle restent pourtant le principal lieu de l’intérêt général.
Le moins que l’on puisse dire est que les politiques ne sont pas à la fête, la confiance envers le gouvernement, et déjà en partie envers les édiles des collectivités territoriales, s’est érodée, les critiques pleuvent en permanence. Concernant les politiques de lutte contre le COVID 19, jour après jour, tout ou à peu près tout a été remis en cause et contesté. Les critiques portent indistinctement :
Sur le manque de lucidité, de clairvoyance des autorités politiques (qui, surprises et désemparées ont pourtant tenté de mobiliser les connaissances scientifiques et l’état de l’art médical en s’appuyant sur autorités les plus reconnues dans les différents domaines, mis en place d’un conseil scientifique de lutte contre le COVID 19 et un conseil scientifique de confinement) ;
Sur la gestion de la crise (les étapes, les moyens engagés trop ou trop peu importants, - que l’on songe à la question des tests ou à la gestion des masques - la communication jugée mensongère ou inadaptée) ;
Sur les décisions prises de façon arbitraire ou unilatérale (en dépit des consultations) notamment les lois votées trop rapidement ou inadaptées (les critiques usuelles portent sur l’autoritarisme, le centralisme et même a-t-on dit, la remise en cause de la démocratie parlementaire) ;
Sur les procédures choisies et suivies (le confinement des populations à demeure, les traitements autorisés ou non autorisés, la gestion des frontières) ;
Sur les dispositifs mis en place pour protéger les populations et qui semblent s’être retournés contre elles (l’isolement des EHPAD, les alertes qui auraient engendré la peur, voire la panique, la gestion calamiteuse des masques et les discours visant à dissimuler la pénurie) ; etc.
Certaines analyses combinent adroitement toutes ces critiques. En résumé, si l’on en croit les analystes auto proclamés compétents et omniscients, les politiques publiques auraient été non seulement inefficaces, inopérantes, contre-productives, mais plus gravement encore, profondément incompétentes, aveugles, irresponsables, dangereuses, imbéciles, etc. A tous ces qualificatifs viennent s’ajouter des jugements et des dénonciations très dures d’incurie, de forfaiture… Les politiques de santé publiques et les mesures nationales adoptées (en France et dans d’autres pays, à l’exception de ceux qui auraient réussi à la juguler rapidement comme par exemple : Hongkong, la Corée du Sud et certains pays d’Afrique) de lutte contre le COVID 19 auraient conduit au désastre tout à la fois sanitaire, social et surtout économique (décroissance, chômage, faillites d’entreprise, etc.).
Tout cela est pourtant assez familier à ceux qui étudient et conçoivent les politiques publiques centrales, déconcentrées et décentralisées.
Il n’est évidemment pas dans notre propos d’affirmer qu’aucune de ces critiques n’est fondée et de défendre de manière aveugle et inconditionnelle les mesures prises par le gouvernement français dans la lutte contre le COVID 19 (elles sont loin d’être parfaites et ne pouvaient pas l’être, encore moins dans le contexte néolibéral actuel) mais de noter qu’elles sont en grande partie inévitables. On retrouve hélas les éternelles accusations anciennes et bien connues que l’on adresse habituellement aux interventions publiques, au regard de la machine jugée parfaite des lois naturelles de la société et de l’économie (incarnées principalement par le marché). Ces critiques nous incitent à une réflexion sur l’acceptabilité des politiques publiques dans nos sociétés et en particulier sur l’acceptabilité très problématique des biopolitiques, c’est-à-dire des politiques publiques qui portent sur le vivant sur la démographie, la santé, les conditions vitales d’organisation de la société, la morbidité, la mortalité.
Que peut-on dire sur les biopolitiques ? Et bien qu’elles suscitent et soulèvent plus systématiquement encore des réactions négatives. Elles sont jugées liberticides. La formule la plus connue est la suivante : « On voudrait faire le bonheur des populations à leur place ou malgré elles, les protéger contre leur gré, les empêcher de prendre des risques pour leur santé, alors même qu’elles les assument et même les empêcher de mourir comme elles l’entendent si tel est leur choix»
A ces refus spécifiques opposés aux biopolitiques s’ajoutent les critiques usuelles à l’adresse des politiques publiques et du pouvoir discrétionnaire des gouvernements. On se souvient que Albert O. Hirschman a consacré un ouvrage au refus des politiques publiques et en particulier aux discours qui se sont opposés pendant deux siècles aux réformes politiques et sociales. Ces discours s’appuient systématiquement sur trois techniques ou raisonnements qu’il a nommés : l’effet d’inanité, la mise en péril et l’effet pervers. Chacun de ces effets désigne une calamité particulière générée par les politiques publiques d’intervention et de régulation économique et sociale. L’effet d’inanité ne produit rien et dépense inutilement l’argent public, la mise en péril désigne le fait que les politiques publiques mettent en péril l’ordre social ou lui nuisent gravement, enfin l’effet pervers génère des conséquences opposées à celles recherchées
Ces effets nous les retrouvons aujourd’hui dans beaucoup de critiques formulées. La situation actuelle montre que les biopolitiques font l’objet d’une contestation similaire. Une brève analyse épistémique des critiques et des argumentaires actuellement développés montrent qu’ils s’appuient sur trois autres mécanismes rhétoriques fallacieux que nous allons expliquer et illustrer succinctement :
Le déni : Il porte simultanément sur les éléments de gravité de la maladie, sur sa morbidité et sa létalité, qu’il vise systématiquement à minorer et au bout du compte à nier. Il ne s’agit, nous dit le déni, que d’une vulgaire grippe saisonnière montée en épingle. Il n’y a pas eu autant de décès imputable au COVID 19, l’information statistique est faussée, biaisée dans son interprétation, toxique. La pandémie est un non-événement.
Le refus de l’incertitude radicale : il nie l’état d’incertitude radicale dans lequel les politiques ont été improvisées (au-delà même des plans élaborés au début des années 2000 et abandonnés sous la pression du néolibéralisme et New Public Management) Il démontre à loisir, a postériori (ex-post), que la crise a été mal gérée. Il aurait fallu penser autrement, procéder autrement : par exemple, confiner les populations selon le niveau de risque (les personnes âgées, les personnes obèses, les personnes fragiles présentant des comorbidités, etc.) ; ne pas mettre l’économie à l’arrêt, autoriser certains traitements médicaux (cf. le débat autour de l’hydroxychloroquine), etc., Cet argument mobilise en général des informations glanées après coup avec l’expérience acquise. Il s’agit d’un déni de l’incertitude radicale non probabilisable.
La mise en perspective statistique. Ce dernier argument est plus spécifique à certaines professions habituées à penser le long terme : les historiens, les statisticiens, certains économistes qui voient les choses d’en haut, de loin en mettant en application la recommandation qui fonde la scientificité des démarches en science sociale, à savoir le clivage sujet/objet, et la philosophie du « à long terme nous sommes tous morts », une expression que Keynes a utilisé pour au contraire nous inciter à porter notre regard sur le court terme, celui des problèmes humains. Cet argument est celui les hommes politiques « qui en ont vu d’autres » et pensent « Business as usual ». Habitués à mobiliser des séries statistiques longues (il y a environ 50 000 à 60 000 décès en France chaque mois, plus de 600 000 par an, dans ce contexte, 25 000 décès sur 3 mois c’est négligeable). Ils sont habitués à relativiser, à voir le bon côté des choses (il y aura moins de décès les années suivantes, tout cela va se lisser), à dénoncer la panique ridicule des foules jugées ignares, la futilité des émotions présentes (on peut à cette fin rappeler les grandes pandémies de l’histoire, la peste en Europe au XIVème siècle, la grippe espagnol en 1919, les grandes guerres, etc.). Il s’agit d’un déni de compassion pour les hommes d’aujourd’hui.
On peut s’attendre à ce que ces mêmes raisonnements, ces mêmes arguments soient mobilisés pour combattre les politiques publiques de lutte contre le changement climatique. De fait ils existent déjà, nous les entendons et les lisons quotidiennement. Tout cela devrait nous faire réfléchir.
René Kahn
ovipal
7 mai
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