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Comprendre les résistances à la réforme territoriale

Des recompositions territoriales de grande ampleur sont en cours, dans le monde, en Europe et en France. Ces évolutions portent tout à la fois sur la géographie des collectivités territoriales, sur leurs missions, leurs moyens, leurs compétences et vont parfois même jusqu’à envisager des perspectives d’autonomie ou d’indépendance. L’une de ces recompositions concerne les régions françaises qui ont été redessinées par la loi du 16 janvier 2015 avant que les compétences des collectivités locales ne soient prochainement redéfinies et redistribuées avec la loi NOTRe. La nouvelle carte prévoit 13 régions (dont 7 nouvelles grandes régions issues du regroupement d’anciennes régions et 6 régions dont le périmètre reste inchangé), au lieu des 22 précédemment. Bien que la décision soit démocratiquement actée, une controverse subsiste. Certains se félicitent de cette première réforme, d’autres la déplorent et tentent de s’y opposer. La région « Alsace-Lorraine-Champagne Ardenne » est parmi les nouvelles régions, l’une de celles dont le périmètre reste controversé. Comment comprendre les résistances à la réforme territoriale ? Les enquêtes et les travaux des chercheurs apportent sur le sujet des éclairages utiles. La science régionale, en soulignant la diversité des logiques susceptibles d’être appliquées dans une procédure de redécoupage, montre qu’il n’existe pas un modèle d’organisation territoriale unique ou indiscutable. Elle justifie l’existence d’une diversité de points de vue et la persistance d’un débat démocratique.

Des résistances aux réformes territoriales en cours

Les français s’étaient rapidement approprié leurs régions (la plus jeune des collectivités territoriales) perçues comme des lieux de fédération d’intérêts, capables de fonder une identité et de susciter un fort attachement (Dupoirier 1998). La pétition « Alsace retrouve ta voix » finalisée le 31 mars dernier et destinée à obtenir du Conseil régional qu’il demande à ne pas intégrer la nouvelle grande région (ALCA, CHAMALO ou « Cœur d’Europe », le nom n’est pas encore arrêté) comme l’initiative « L’Alsace que nous voulons »  conduite par des élus régionaux, invitant le Conseil régional à demander à l’Etat le droit d’expérimenter une autre organisation territoriale et des pouvoirs dérogatoires (DNA du jeudi 2 avril 2015), démontrent que la réforme territoriale suscite encore des résistances et des oppositions.

Les mois qui ont précédés l’adoption par l’Assemblée nationale (dans la nuit du mercredi 19 au jeudi 20 novembre 2014), de la carte à 13 régions, ont vu fleurir une très grande variété de propositions. 14 régions puis 15 et enfin 13, ont été successivement envisagées dans le projet de loi. Il est fréquemment rappelé que les firmes réalisent leur propre partition de l’espace national en 5 ou 6 «très grandes  régions ». Géographes et économistes ont également proposé de nombreux découpages, opérés suivant des logiques tantôt politiques, tantôt économiques, tantôt historiques et culturelles, suivant une combinatoire aux possibilités presque infinies, ainsi que le soulignait France stratégie au mois d’août : « Allouer 96 départements à 13 régions est extraordinairement compliqué vu le très grand nombre de configurations envisageables (plusieurs milliards), même en tenant compte de la contrainte de continuité territoriale.» (France stratégie, 2014). Cette débauche de propositions peut stimuler la réflexion mais elle peut également contrarier une certaine conception des institutions territoriales et de l’unité nationale. Les régions et d’une façon générale l’organisation territoriale, comme toutes les institutions spatiales et temporelles, incarnent la pérennité, la stabilité du cadre de vie. Créer de nouvelles circonscriptions indique un changement majeur et génère de l’instabilité voire de l’insécurité institutionnelles. Remodeler les régions effraie parce qu’on touche à une dimension sacrée des sociétés modernes. On montre à cette occasion la fragilité des raisonnements et par là-même, des mécanismes de cohésion territoriale, économique et sociale. Les travaux contemporains en science régionale, illustrés par des publications et des débats récents[1], montrent bien que les questions portant sur le nombre de régions, leur taille, leurs compétences, leurs moyens, le niveau souhaitable de décentralisation, restent des questions complexes, parce qu’elles relèvent d’approches et de considérations multiples que l’état de la science ne permet pas d’intégrer de façon totalement satisfaisante.

Des logiques de recomposition territoriale multiples et  possiblement contradictoires

Ce qui frappe en premier lieu c’est autant  la grande diversité des approches, que l’assurance avec laquelle certains auteurs, responsables politiques ou experts, s’engagent dans une voie donnée pour opérer le redécoupage régional avec la certitude de détenir le logiciel adapté. Or la seule certitude que nous ayons est que la question du redécoupage régional recouvre une problématique complexe qui mobilise un grand nombre de paramètres et de variables. En outre chaque paramètre peut être lui-même déterminé en fonction d’objectifs et de considérations fort différentes. Prenons l’exemple de la quête de la taille régionale optimale. Les textes font référence à une « taille européenne ». Qu’est-ce qu’une taille européenne connaissant l’extraordinaire disparité, à tous points de vue, des régions en Europe ? La taille optimale peut elle-même être déterminée en fonction de considérations implicites ou explicites comme le principe d’égalité (de population, de superficie, de moyens financiers, techniques et humains), ou la recherche de l’efficacité des politiques publiques (distance au-chef-lieu, homogénéité des caractéristiques socio-économiques et cohésion du territoire) ; ou encore en fonction d’impératifs de mobilité intra-régionale et de rayonnement extérieur (infrastructures de transport, présence d’une métropole régionale et d’institutions internationales), etc. Le débat sur la taille optimale des pays et des régions, inauguré par les travaux de Simon Kuznets en 1960, fondés sur l’opposition entre les avantages et les inconvénients de la grande taille (effets d’échelle, disparités spatiales, poids des dépenses militaires) et ceux de la petite taille (homogénéité, cohésion, fort degré d’ouverture aux échanges internationaux, flexibilité, vulnérabilité) travaux réactualisés depuis, est loin d’être clos. Tout au plus peut-on conclure avec Laurent Davezies que dans un espace d’intégration régionale, en économie ouverte, en jouant dans le registre de la concurrence fiscale et sociale : « Les petits pays seraient ainsi gagnants en Europe, ce qui, pour ces auteurs, constitue l’un des facteurs explicatifs des nombreuses tentations séparatistes ou autonomistes observées au plan régional dans les pays membres de l’UE. » (Davezies 2015, p.73). Ainsi la science économique et la science régionale ont produit quantité de réflexions sur les effets de taille et de fragmentation des Etats et des régions sans parvenir à une théorie générale qui serait en mesure de conclure. Elles tendraient au contraire à montrer que la taille n’est pas le paramètre le plus pertinent pour déterminer l’efficacité d’une institution territoriale. Par conséquent, les considérations sur la taille optimale n’épuisent de loin pas le sujet. Cependant, de façon analogue, la prise en compte des autres aspects du redécoupage régional (compétences économiques et politiques des régions, dispositifs de solidarité et de péréquation, degré de décentralisation, infrastructures de transport, dimensions politiques et culturelles, génératrices d’identité territoriale, etc.) engage des problématiques tout aussi complexes. Les arguments utilisés par les réformateurs tout comme les réticences formulées par les opposants à la réforme territoriale, s’appuient généralement sur une approche simplifiée et réductrice. Longtemps les principes qui présidaient au découpage territorial infra-national ont été de nature politique. Comme le rappelle Laurent Davezies (2015), les préoccupations de Montesquieu, Tocqueville, Proudhon, Arendt, etc. se focalisaient principalement sur la question des intérêts d’une population locale confrontée à un pouvoir central capable, soit de protéger, soit d’entraver les libertés politiques de cette population. La tendance actuelle est de substituer aux préoccupations politiques des raisonnements économiques. Les arguments du fédéralisme fiscal, de la décentralisation optimale, de la subsidiarité fonctionnelle ou plus simplement encore, ce que Davezies appelle « l’idéologie de la calculette » ont remplacé les arguments politiques. Dans ce contexte, la tendance actuelle des régions riches à forte identité culturelle (Ecosse, Pays Basque, Catalogne, Lombardie, Flandre belge, etc.) serait, en dépit du modèle européen de cohésion territoriale, de répudier leur espace national pour contourner les contraintes du consentement à l’impôt et de la solidarité nationale. « L’idée de séparatisme, relatif ou absolu fait son chemin de façon accélérée avec l’essor de la mondialisation » (Davezies 2015, p.66)

Rationaliser, réduire la part des pouvoirs publics ou renforcer la cohésion ?

Notre époque est dominée par des injonctions fortes dont les fondements sont rarement explicités. Trois sortes d’injonctions prévalent actuellement pour justifier une orientation précise de la recomposition territoriale : une injonction scientiste, qui se veut rationnelle et pragmatique (il s’agit de rationaliser l’organisation territoriale pour optimiser le fonctionnement des institutions et des acteurs), une injonction économique libérale (il s’agit de réduire le nombre de régions pour réduire le poids des institutions publiques face au marché concurrentiel et diminuer la dépense publique pour relancer la croissance) voire ordo-libérale[2] et trans-nationale (cf. les néo-régions étudiées par Richard Balme), et enfin une injonction culturelle (il s’agit de garantir une cohérence territoriale historique, géographique et politique pour renforcer le sentiment identitaire). Chacune de ces injonctions peut dérouler sa propre logique sans tenir compte d’autres impératifs mais elles peuvent également se conjuguer pour réclamer un « Big bang territorial » dont le redécoupage régional ne constituerait qu’une première étape dans un processus progressif de réduction du « millefeuille territorial » et de rupture avec le principe de l’égalité de traitement des territoires. « Soyons plus pragmatiques que systématiques et admettons que la diversité de nos territoires ne doit pas appeler une réponse uniforme en ce qui concerne leur organisation … l’objectif des réformes que nous suggérons doit être de relancer la croissance en stimulant le développement territorial et en allégeant les prélèvements obligatoires, pour rendre à notre pays  sa compétitivité et son attractivité ». (Giuily & Régis, 2015, pp.100-101). De fait chacune des trois injonctions suscite légitiment des objections. La réforme territoriale repose toute entière sur des hypothèses et des arbitrages.

Rationaliser, optimiser, certes oui, mais sur quelle base ? Chaque projet de rationalisation s’appuie explicitement ou implicitement sur une modélisation nécessairement réductrice de l’organisation territoriale et le plus souvent sur une fonction d’objectif (le but recherché, par exemple aujourd’hui, l’efficacité ou la croissance) à une seule variable (par exemple, l’importance des moyens mobilisés, pour d’autres auteurs c’est au contraire la diminution du coût des administrations) qu’il s’agit d’appliquer uniformément ou de façon différenciée à l’espace national pour en extraire un découpage dit « optimal ». En dépit de ce que les scientistes ou les pragmatiques prétendent, aucun de ces choix de modélisation n’est neutre. Comme nous l’avons montré plus haut, déterminer la taille optimale des régions en égalisant une variable (la population, la superficie, les moyens financiers disponibles, etc.), en minimisant l’hétérogénéité, ou encore en maximisant la créativité métropolitaine, toutes ces formules relèvent d’un même fantasme d’aménagement qui déménage les territoires alors qu’il conviendrait davantage de les ménager (selon la belle expression du géographe Roger Brunet.

Permettre aux régions de porter un projet de développement, on ne peut qu’y souscrire, d’autant que l’institution régionale dès ses origines (les régions économiques Clementel en 1919) et tout au long de ses évolutions successives (CAR, CODER, EPR, puis collectivité territoriale à part entière, soumise au suffrage universel en 1986) a conservé cette vocation. Mais soumettre les régions, comme le souhaitent certains auteurs et comme le fait l’Union européenne, à des impératifs prioritairement économiques, d’attractivité, de compétitivité et de rayonnement international, à partir d’une batterie de critères quantitatifs, relève cette fois d’un fantasme économisciste (Kahn 2015). Cette logique économique tend à oublier ou à négliger ce que nous considérons encore comme la fonction première et endogène des collectivités territoriales : assurer la viabilité d’un espace donné pour ses résidents et réaliser entre eux une forme de solidarité et de cohésion sociale.

L’injonction culturelle apporte également son lot de justifications et parfois même de crispations identitaires mais elle a toutefois le mérite de reconnaître qu’il n’existe pas d’optimum indépendamment des représentations et de la volonté des acteurs. Le meilleur périmètre régional est celui qui obtient le consentement des populations et fait territoire. L’option culturelle rappelle opportunément que la région est un espace public commun où se débattent démocratiquement les périmètres, les orientations et les contenus des projets du vivre ensemble.

 

René Kahn

ovipal

version du 20 avril 2015

 

Eléments de bibliographie

 

BALME Richard (1996), Les politiques du néo-régionalisme, Economica

BRUNET Roger (1995), La France, un territoire à ménager, PUF

DAVEZIES Laurent, (2015), Le nouvel égoïsme territorial. Le grand malaise des nations. Seuil

DUPOIRIER Elisabeth (1998) (dir.), Régions. La croisée des chemins. Perspectives françaises et enjeux européens. Presses de Sciences po.

FRANCE STRATEGIE (2014), Réforme régionale, un enjeu pour la croissance, Note d’analyse juillet

GIUILY Eric & REGIS Olivier (2015), Pour en finir vraiment avec le millefeuille territorial, L’archipel

http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/archives/NA-FS-Territoires-OK.pdf

KAHN René (2015), L’Europe, les collectivités locales et la politique régionale européenne, in La Lettre du Financier Territorial (LFT) n°298 (avril), pp.44-53

 

 



[1] On pourra se référer à la bibliographie indicative de l’article ainsi qu’à la consultation scientifique et l’appel à réflexions ouverts par la revue d’Economie Régionale et Urbaine (RERU) à l’adresse suivante autour du thème du « Big Bang territorial »:

http://bigbangterritorial.unblog.fr/pour-nourrir-la-reflexion/

 

[2] Il s’agit d’une doctrine économique née en 1930 à l’université de Fribourg sous l’égide de Walter Eucken, Franz Boehm et Alfred Müller-Armack, qui préconise une organisation socio-économique dans laquelle l’Etat confie le contrôle de son propre fonctionnement aux acteurs privés et aux marchés. L’Etat n’intervient pas directement dans le fonctionnement de l’économie, il fixe seulement les règles du jeu. Il garantit les conditions de la concurrence en même temps qu’un cadre social pour en corriger éventuellement les effets sociaux et sociétaux indésirables. Cette mission elle-même est dévolue aux institutions déconcentrées : partenaires sociaux, corps intermédiaires et territoires. Cette doctrine est actuellement très prisée en Europe. La réforme territoriale française qui confère aux régions un rôle économique important, dans un espace européen concurrentiel, s’en inspire également.



20/04/2015
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