Courte introduction à une étude sur les déterminants du vote : le cas des musulmans, des catholiques et du vote RN
L'hypothèse explorée ici est que l'on est bien loin de l'idéal démocratique d'un électeur qui serait un homo politicus rationnel, ne déterminant son vote que par des considérations purement politiques. Bien d'autres facteurs, à l'évidence, rentrent en ligne de compte, comme par exemple le facteur religieux ou le rapport à l'autorité (lire ici)
L'une des questions les plus mystérieuses de la politique est la raison pour laquelle les électeurs votent pour tel ou tel candidat ou parti. Ce que l'on appelle savamment les « déterminants du vote ». La réalité qui semble se dessiner est elle d'un paradoxe démocratique : la démocratie est le régime du politique, mais les déterminants du vote pour beaucoup d'électeurs semblent peu politiques, ou même pas ou du tout.
Cette question, au delà de l'apparente simplicité de sa formulation, est extraordinairement complexe. C'est un sous-ensemble de la vieille question rhétorique : pourquoi avons-nous telle opinion ? Ou de la question philosophique encore plus vaste : pourquoi pensez-nous ce que nous pensons ?
Comme disait Freud « notre expérience quotidienne la plus personnelle nous place face à des idées dont nous ne connaissons pas l'origine, et ce, avec des résultats intellectuels dont l'élaboration nous reste dissimulée » (L'inconscient, Payot, 2013, page 46).
Après avoir rappelé les conclusions d'une étude conduite par l'ovipal (à l'époque GREDA) il y a plus de 20 ans maintenant sur les déterminants du vote FN, je propose dans cet article, et dans le cadre des élections législatives à venir, de traiter deux exemples du déterminant religieux du vote. On a perdu l'habitude, du fait de la tendance actuelle à la sécularisation de nos sociétés, de rechercher le facteur religieux dans le choix électoral.
En Alsace, à l'époque d'une société encore très christianisée, XIXème et les deux premiers tiers du XXème siècle, l'appartenance religieuse suffisait à prédire la nature du vote. Qu'en est-il aujourd'hui ? La religion, la pratique religieuse resterait-elle un des déterminants possible du vote des électeurs (y compris ceux qui ne pratiquent pas) ?
Et est-ce que l'irruption massive, du fait de l'immigration, des pratiques religieuses islamiques change la donne de ce point de vue ? Le vote, ou l'abstention des français musulmans serait-il déterminé par un facteur non politique (au sens démocratique) ?
Je vais donc examiner, dans un premier cas, le rapport entre le fait d'être musulman et de voter LFI, à partir d'une étude sur plusieurs bureaux de vote de Strasbourg. Et, dans le deuxième cas, la répartition des votes des catholiques pratiquant en France, à partir d'un sondage réalisé pour le journal le Figaro. Mais auparavant je voudrais revenir sur le vote FN, puis RN.
Les déterminants du vote FN
Pourquoi votons-nous ce que nous votons ? En d'autres termes, plus savants, quels sont les déterminants du vote des électeurs ?
Cette question (celle des déterminants du vote), nous nous l'étions posés à l'ovipal il y a 20 ans, à propos du vote, en Alsace, pour le Front national. Quelles étaient donc les motivations de ces électeurs ? Nous avions réalisé à l'époque une enquête de terrain auprès des mêmes électeurs.
Cette enquête faisait apparaître trois éléments :
-
que ce vote n'était pas un vote d'adhésion au programme du FN (que personne ne connaissait vraiment)
-
que ce vote était motivé, dans le déclaratif, par une perte de confiance et un sentiment d'abandon, d'ordre plus « psychologique » que politique, de la part des « élites »
-
que ce vote était corrélé, d'un point de vue factuel, à une moindre habitude de déplacement physique (du point de vue du voyage hors de leur commune) des électeurs concernés.
Aucun déterminant, donc, qui serait spécifiquement politique (au sens du programme politique). Je partage avec le géographe Guilluy l'idée que les classes populaires rejetées hors des villes ont témoigné à travers ce vote d'un sentiment d'abandon qui correspond à la réalité de cette abandon. L'enquête a montré, dans ce cadre, un fort désir qu'une autorité, quelque qu'elle soit, s'exerce à nouveau sur eux, pour les protéger, ou tout simplement reconnaître leur existence (les élites, comme autorités traditionnelles s'étant désintéressées d'eux).
L'attitude ambivalente aujourd'hui des électeurs RN (et donc du RN lui-même, qui, comme tout parti populiste fait ce que veulent ses électeurs) vis-à-vis de l'Europe relève de la même problématique : l'Europe nous protège-t-elle ou non ?
Nous sommes là, avec cet exemple des déterminants du vote FN (je fais l'hypothèse qu'il a évolué depuis, mais sans quitter cette matrice initiale), dans un bon cas de figure où, d'une part, on peut connaître un peu de ces déterminants et où, d'autre part, ces déterminants n'ont rien de politique au sens où on l'entend habituellement (celui de l'adhésion à des principes et à un programme d'action).
Le vote musulman pour LFI
Les élections européennes de 2024 semble montrer qu'une partie du vote des français musulmans s'est reportée sur La France insoumise, là où précédemment, ce vote allait plutôt dans le sens de l'abstention. L'analyse qui suit s'appuie sur une étude locale, concernant la ville de Strasbourg, où le vote aux dernières européennes a vu, dans les quartiers à forte majorité d'électeurs issus de l'immigration, une remontée de la participation et une prééminence de LFI.
En 2020, nous publiions, sur le site de l'ovipal, un article intitulé « La poursuite de l'abstention des électeurs issus de l'immigration va-t-elle peser lourdement sur les élections municipales de 2020 ? ». Les conclusions de cet article étaient que « le comportement électoral de plus en plus fortement abstentionniste des électeurs issus de l'immigration, analysé ici à Strasbourg, montre que le processus d'intégration tend à s'inverser. La gauche, en continuant à perdre ces électeurs risque de poursuivre sa descente aux enfers aux prochaines élections municipales. Mais c'est aussi l'ensemble des partis « non-extrémistes » qui risquent de souffrir de la défection de cet électorat spécifique, qui, par son attitude sécessionniste, donne plus de poids au vote extrême. »
Entendons-nous, « électeur issu de l'immigration » n'est pas superposable mécaniquement à « musulman pratiquant ». Il n'en reste pas moins que cela nous fournit un indice et une probabilité.
L'étude, fine, portait sur une analyse au niveau des bureaux de vote, où la corrélation entre la forte proportion d'électeurs issus de l'immigration et la faiblesse du taux de participation était très évidente (certains de ces bureaux ne votaient qu'à 18 %...) et allait dans le sens de l'hypothèse qui fait de la religion (ici l'Islam) un déterminant du non vote.
L'étude portait sur trois élections (Municipales 2014 – Législatives 2017 – Européennes 2019). L'analyse des résultats montre un retournement de tendance aux européennes de 2024, mais toujours dans le sens où la religion est un déterminant du vote.
Si l'on compare les européennes de 2024, pour les mêmes bureaux de vote, aux européennes de 2019, on voit clairement (voit tableau ci après) que le taux de participation augmente significativement (même l'abstention reste très élevée).
Parallèlement à cette augmentation de la participation, on voit monter le vote pour LFI (France insoumise), au détriment, voire en inversion par rapport au vote pour les autres partis de gauche.
BV |
BV |
% de votants E 2019 |
% de votants E 2024 |
% de vote LFI |
Ecole maternelle Paul Langevin 1 |
303 |
18 |
33 |
68 |
Ecole élémentaire Catherine |
311 |
28 |
34 |
59 |
Ecole élémentaire Karine 1 |
314 |
28 |
36 |
51 |
Ecole maternelle Gustave Stoskopf |
316 |
25 |
35 |
63 |
Gymnase de l'école élémentaire Eléonore |
318 |
26 |
33 |
56 |
Ecole élémentaire Guynemer |
617 |
25 |
32 |
39 |
Ecole élémentaire Guynemer |
620 |
21 |
29 |
55 |
Ce vote massif pour LFI est assez atypique, reconnaissons-le.
Le facteur religieux y est-il déterminant comme je le soutiens ici ? On pourrait objecter en rappelant que ce vote est probablement lié au soutien implicite de LFI au Hamas et à la « cause palestinienne ». C'est vrai. Et cela montre au passage la réussite de son point de vue de cette stratégie vis-à-vis des populations issues de l'immigration (des pays du Maghreb comme des pays musulmans de l'Est – Bosnie ou Tchétchénie par exemple).
Mais au delà du soutien communautaire (qui joue peu pour les musulmans des pays de l'Est), c'est bien le facteur religieux qui est le déterminant à la fois de la remontée de la participation et du vote massif pour LFI dans les bureaux de vote concernés. On vote LFI parce qu'on est musulman. Et non par approbation d'un programme politique qui contient de nombreux éléments auxquels les électeurs sont indifférents, quand ils n'y sont pas hostiles sur des questions de mœurs.
On notera que, dans ces bureaux de vote, les autres électeurs votent principalement RN...
La pratique de la religion catholique comme déterminant du vote
Je voudrais prendre un deuxième exemple où un facteur non politique, en l'occurence le facteur religieux,et plus précisément l'intensité de la pratique religieuse, est un bon candidat à être un déterminant du vote. Je veux parler du vote catholique.
Je m'appuie ici sur un étonnant sondage réalisé pour le journal La croix, concernant le vote des catholiques, en France, aux européennes de 2024. Voici le graphique qui est la source de mon analyse :
Que constatons-nous, entre autres enseignements, à partir de ce sondage ?
Les catholiques pratiquants votent, comme l'ensemble des électeurs, exactement à 44% pour les trois partis de droite (Reconquête, RN, LR), mais la répartition de ce vote est très différentes dans les deux cas, les pratiquants votant en gros deux fois plus pour Reconquête et LR, et deux fois moins pour le RN. Pour les autres partis, il n'y a pas de différence majeure.
Etre catholique pratiquant implique donc une manière très différente de voter à droite. C'est un indice du poids du facteur religieux comme déterminant « non politique » du vote.
Etre catholique non pratiquant est aussi un déterminant du vote, puisque ceux qui relèvent de cette catégorie ont un comportement électoral très différent, à la fois des catholiques pratiquants et de l'ensemble des électeurs. Ainsi les catholiques non pratiquants votent à 52% pour les trois partis de droite, dont 40% pour le RN. Ils votent peu à gauche (3% pour LFI – trois fois moins que les pratiquants).
La catégorie des catholiques pratiquants occasionnels est elle aussi très distincte. On y vote beaucoup plus à droite (63%) et beaucoup moins à gauche.
Je traduis cela dans un tableau plus parlant :
|
Vote ensemble de la droite |
Vote FN |
Vote Reconquête |
Vote LFI |
Vote ensemble de la gauche |
Pratiquants |
44 |
18 |
10 |
9 |
24 |
Pratiquants occasionnels |
63 |
40 |
10 |
3 |
15 |
Non pratiquants |
52 |
40 |
4 |
3 |
19 |
Ensemble population |
44,1 |
31,4 |
5,5 |
9,9 |
29,2 |
La conclusion, très provisoire, à l'issue d'une étude rapide de ce vote, montre que l'échelle d'intensité de la pratique religieuse, pour ce qui concerne en tout cas les catholiques, est un déterminant assez important du vote. Reste à mieux saisir en quoi ce déterminant est « non politique », ce qui est posé ici comme hypothèse.
Je n'irai pas plus loin, dans le cadre de court article, dans l'analyse des motivations religieuses du vote catholique. J'ai bien conscience qu'il y a de multiples biais, mais enfin, il y aurait pourtant matière, notamment sur la nature de la boussole qui guide les « pratiquants occasionnels ».
Je ne peux pas terminer cet article sans mentionner, comme illustration supplémentaire à ce qui vient d'être dit, que dans certains bureaux de vote en Israel où les français y résidant votent, la liste de Reconquête a obtenu plus de 50% des suffrages.
Les quelques éléments qui viennent d'être soumis à réflexion montrent en tout cas que l'on est bien loin de l'idéal démocratique d'un électeur qui serait un homo politicus rationnel, ne déterminant son vote que par des considérations purement politiques. Bien d'autres facteurs, à l'évidence, rentrent en ligne de compte
Philippe Breton
ovipal
15 juin 2024
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