L’inversion des valeurs républicaines et le déni des réalités sociales et écologiques dans la vie politique française
Le champ politique est celui dans lequel un groupe humain qui peut être local, national ou supranational, énonce ses valeurs, ses priorités et autodétermine ses règles d’organisation. Du moins en démocratie et la démocratie n’a pas changé de définition, elle reste bien, fût-elle essentiellement représentative, « Le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple ».
Encore faut-il que le peuple et ses représentants soient lucides et clairvoyants sur les grands enjeux contemporains. Il existe de mon point de vue (partagé et inspiré par de nombreux auteurs, cf. bibliographie) une défaillance de clairvoyance presque générale de la classe politique et de l’opinion publique française et dans une moindre mesure, européenne, sur la nature exacte des véritables enjeux nationaux et globaux : tensions sur les ressources vitales, tensions internationales ravivées, santé publique, éducation, inégalités socio-économiques, mobilité, dépendance énergétique, place du numérique, capacité d’adaptation au changement climatique et à la perte de biodiversité, mise en péril des équilibres naturels, etc.).
Tous ces sujets, jugés trop complexes, sont peu ou prou écartés des débats politiques. D’autres les remplacent. On peut ainsi proposer une autre lecture de la crise politique actuelle.
Biais cognitifs et aveuglements sélectifs dans l’espace politique
Les partis politiques rivalisent d’arguments traditionnels jugés hors sol par l’opinion publique, car ils appliquent le plus souvent l’hypothèse : « Toute chose étant égale par ailleurs » et ne prennent guère en compte les mutations en cours, comme si la donne (l’état du monde) n’avait pas changé depuis les années 50 et la guerre froide.
A l’exception des courants écologistes et socialistes, plus conscients des enjeux globaux, la vie politique française donne le sentiment de ne pas être adaptée aux réalités contemporaines. L’essence même du jeu politique est actuellement redéfinie : les préoccupations quotidiennes à court et moyen terme des citoyens semblent avoir supplanté les débats idéologiques traditionnels. Or la vie politique française se préoccupe encore beaucoup des appareils politiques (Extrêmes droites nationalistes, républicains libéraux de droite et du centre, qualifié parfois de « bloc bourgeois », socialistes, extrême gauche) et de leurs possibles alliances, elle s’intéresse mais superficiellement aux valeurs et aux engagements des groupes partisans (caricatures et slogans), dénonce leurs préjugés respectifs et leurs aveuglements supposés.
Elle débat de ses propres clivages et de ses rivalités, des personnalités dominantes et émergentes, de l’imaginaire des électeurs (d’une certaine idée de la France et de l’insécurité culturelle), elle répond aux problèmes pour lesquels elle pense disposer de réponses et d’instruments préalablement fournis par les appareils mais elle ne conduit que rarement jusqu’à son terme des analyses approfondies de la situation économique, sociale et écologique, régionale, nationale et/ou mondiale.
La vie politique française donne l’impression d’avoir réponse à tout, et a priori, elle ne semble pas s’interroger sur ses propres limites analytiques, sur celles qui ont causé sa perte de crédibilité aux yeux des électeurs, sur son manque d’opérationnalité, sur ses propres besoins de connaissances. Les partis politiques donnent l’impression de s’épuiser à se combattre mutuellement sans être capables de travailler conjointement à la résolution des problèmes considérables que la population rencontre et plus encore ceux auxquels elle va rapidement se heurter prochainement (cf. à titre d’exemples, Le rapport récent Pisani-Ferry & Selma Mahfouz sur Les incidences économiques de l’action pour le climat (1) ou le Plan de transformation de l’économie française proposé par Jean-Marc Jancovici et les shifters (2)). Ces problèmes gigantesques, la vie politique française préfère ne pas les aborder. Elle les ignore et les invisibilise (Delmas 2029 ; Henri 2021 ; Monnin 2023 ; Fressoz 2024).
On observe ces dernières années, dans le champ politique européen national mais également au niveau mondial, aussi bien à travers les discours partisans que dans l’opinion publique, une difficulté bien compréhensible à admettre certaines réalités bouleversantes et dérangeantes comme par exemple le dépassement des limites terrestres ou le fait que le « progrès économique » dont l’humanité s’enorgueillit depuis la révolution industrielle puisse mettre en péril l’habitabilité de la terre.
Face à ces paradoxes difficilement assimilables, angoissants et capables de générer des dissonances cognitives dans la compréhension des phénomènes et des déficits de sens, on assiste à un déplacement des valeurs et des croyances et parfois même à un déni des réalités ainsi qu’à l’émergence de « vérités alternatives ». De nouveaux discours politiques, de nouvelles valeurs refuge incitent, à l’aveuglement, au repli sur soi, à l’égoïsme national et local, au scepticisme vis-à-vis de la connaissance scientifique, au déni ou à l’indifférence.
Il en résulte une réelle difficulté à porter collectivement un diagnostic cohérent sur l’état effectif du monde et à trouver les réponses ad hoc et consensuelles pour l’améliorer et s’y adapter. On peut par exemple être amené à nier le caractère inexorable des pressions migratoires si l’on ne reconnait pas que le changement climatique rend désormais de vastes zones du monde inhospitalières et poussent des populations entières à l’exil.
Etre entendu et compris plutôt qu’entendre et comprendre
On rappelle souvent, peut-être à juste titre (mais quelle est la part des NTIC et des réseaux sociaux dans la diffusion de ce constat ?), que les français anonymes (la plupart des électeurs) se sentent oubliés, méprisés, négligés, ignorés et que la distance des élites à leur égard se renforce, on dénonce la faillite des institutions à leur assurer considération, prospérité et sécurité. Cela expliquerait leur mécontentement, leur colère, leur adhésion aux partis extrêmes - pourtant souvent proches des milieux d’affaires - et notamment aux thèses du nationalisme et de la xénophobie. Inversement, on débat très peu de la nature des transformations qui permettraient aux institutions de s’adapter aux nouvelles réalités et d’assurer les transitions nécessaires (Collectif FORTES 2020/2024).
Ce désir bien légitime d’être entendu, représenté et accompagné par une vie politique qui reflète leurs préoccupations quotidiennes, se double toutefois d’une certaine cécité ainsi que de raisonnements superficiels ou à court terme et pour tout dire d’une étonnante inversion des valeurs de la république : la liberté devient un droit à l’indifférence, les inégalités et la pauvreté croissent fortement (3) et l’entre soi remplace la fraternité.
Il peut paraître étrange en effet de négliger, railler, contester ou rejeter à cette heure et dans ces circonstances historiques les efforts de l’action publique (dans un contexte écologique, financier, politique et international de plus en plus tendu), les initiatives pour ramener le respect du droit international et la paix en Europe, les avancées si modestes soient-elles de la construction européenne dans le sens de la solidarité et d’un projet à moyen et long terme de transformation du mode de production et de consommation actuellement non soutenable.
Ces initiatives d’intérêt général hésitantes et très fragilisées (comme par exemple : la prospective, la planification territoriale et écologique, les politiques publiques économiques et sociales inévitablement imparfaites, les projets de renforcement de la solidarité intra-nationale, européenne et internationale, le Pacte vert européen / Green deal (4) etc.) ont pourtant le mérite d’exister et de prendre en compte le devenir collectif de notre société et de l’humanité entière.
Les politiques publiques sociales-libérales nécessairement imparfaites et génératrices d’injustices puisqu’elles affrontent des défis considérables (encore jamais affrontés dans l’histoire humaine) dans un contexte d’incertitude radicale, s’efforcent (elles n’y parviennent pas toujours) de tracer des perspectives futures, dans le respect des principes démocratiques de préserver le dialogue et la cohésion sociale ainsi qu’une société tolérante et apaisée.
Elles sont de plus en plus incomprises et contestées au profit de nouvelles tendances politiques à la fois individualistes, narcissiques et autoritaires. C’est ainsi que la vie politique française rejoue inlassablement la tragédie de la fin du mois opposée à celle la fin du monde, comme si les préoccupations du quotidien et du futur proche pouvaient réellement s’opposer.
Il semble tout à fait irresponsable et parfaitement irréaliste, au vu des diagnostics actuels de rejeter ces thématiques sans même les examiner sommairement pour adhérer à des chimères et coopter massivement des valeurs superficielles (un individualisme aux accents libertaires, des éléments de langage racoleurs, un culte des apparences et du paraître jeune, essentiellement vestimentaire, un discours solutionniste et réducteur aux accents lisses et satisfaits, etc.), et d’élire des représentants politiques qui privilégient une vision du monde court-termiste, non-solidaire et négatrice de la complexité des problèmes contemporains. Ce déni de réalité pour une nation qui se réclame des Lumières, est stupéfiant.
Le refus de la sobriété et l’invisibilité politique des questions sociales et écologiques
Prenons l’exemple très surprenant de l’effacement dans les campagnes politiques actuelles (les européennes et les législatives de 2024) des questions écologiques les plus vitales pour notre avenir ainsi que des objectifs de développement durables (ODD) de l’ONU.
Nous avions évoqué dans un article précédent (réf. Ovipal (5)) les raisons de la difficulté d’organiser un débat autour des questions écologiques et sociales. Il se trouve que des raisons supplémentaires sont venues s’ajouter alors même que les observations empiriques rendent le changement climatique perceptible et palpable et que le niveau des inégalités sociales et environnementales est toujours plus préoccupant (cf. l’Observatoire des inégalités en France (6)) Les analyses, les constats et les alertes du GIEC et l’IPBES, qui au vu des dernières observations ne peuvent plus être assimilées aux thématiques excessives des « collapsologues », ne transparaissent plus dans les échanges ni dans les programmes politiques.
Les récents appels des collectifs de scientifiques comme de L’académie des technologies en faveur de la sobriété en matière économique, « puisque ni les innovations technologiques, ni les énergies décarbonées ne pourront être déployées à une vitesse suffisante pour atteindre les objectifs climat de 2030 de l'Europe (7) », semblent tout aussi inaudibles. Beaucoup de français paraissent décidés à fermer les yeux sur ces réalités, ils réclament l’abandon des politiques écologiques jugées intolérables parce que coercitives voire « punitives ». Ils suivent en priorité les groupes politiques qui leur promettent l’abandon de la taxe carbone, des ZFE (zones faibles émissions) et de l’objectif ZAN (zéro artificialisation nette).
Ils réclament le maintien voire l’augmentation de leur pouvoir d’achat (8) et la poursuite sans entrave, des activités économiques mondialisées, de la mobilité illimitée, de la dépense énergétique, du tourisme international et du consumérisme débridés. Ni les constats scientifiques ni les propos éthiques n’ont actuellement de prise sur les tendances lourdes du comportement individuel et collectif. Le problème reste entier (9).
La plupart des partis politiques, craignant leur mise à l’écart et le développement à un niveau ingérable de l’abstention, arguant soit de la possibilité de restaurer des frontières nationales sûres, soit de la mise en jachère du Pacte vert européen, préconisent de ne pas « emmerder les français » et implicitement ils font leur, le slogan du parti polonais « Confédération Liberté et indépendance » qui résume très bien l’état d’esprit actuellement dominant en Europe : « Une maison, un barbecue, du gazon, deux voitures et des vacances. » Le choc de réalité n’en sera que plus rude. Nous proposerons dans un article ultérieur de comprendre les facteurs qui ont conduit à cet état d’aveuglement sélectif.
René Kahn
ovipal
16 juin 2024
(1) https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/2023-incidences-economiques-rapport-pisani-5juin.pdf
(2) https://theshiftproject.org/crises-climat-plan-de-transformation-de-leconomie-francaise/
(3) https://www.insee.fr/fr/statistiques/7710966
(4) Actuellement sérieusement écorné et mis en pause, faute d’un engagement suffisant des chefs d’Etats européens effrayés par sa faible acceptabilité populaire (notamment auprès des agriculteurs)
(5) https://www.ovipal.com/pourquoi-est-il-quasiment-impossible-de-debattre-vraiment-de-questions-ecologiques-dans-le-cadre-des-presidentielles-et-des-legislatives
(6) https://inegalites.fr/
(7) https://www.academie-technologies.fr/publications/matieres-a-penser-sur-la-sobriete/
(8) Il conviendrait, de ce point de vue d’engager urgemment des politiques publiques de réduction massive des inégalités sociales et environnementales, mais l’on peut fortement douter que les partis d’extrême droite et du centre droit y soient disposés.
(9) https://www.youtube.com/watch?v=C5CXKHB1LSc
Bibliographie
AMABLE Bruno & PALOMBARINI Stefano (2017), L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir
AUDREN de KERDREL Guillemette & FONTAINE Albane (2024), Et si la sobriété n’était plus un choix individuel, La fabrique de l’industrie https://www.la-fabrique.fr/fr/publication/et-si-la-sobriete-netait-plus-un/
CASSIERS Isabelle, MARÉCHAL Kevin & MÉDA Dominique, (2017/2024), Vers une société post-croissance, MIKROS Essai COLLECTIF FORTES (sous la direction de RENOUARD Cécile & al.) (2020/2024), Manuel de la grande transition,
LLL DELMAS Philippe (2019), Un pouvoir implacable et doux. La Tech ou l’efficacité pour seule valeur, Fayard FRESSOZ Jean-Baptiste (2024), Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Seuil
HAMILTON Clive (2010/2013), Requiem pour l’espèce humaine, SciencesPo. Les Presses HENRY Emmanuel (2021), La fabrique des non-problèmes Ou comment éviter que la politique s’en mêle, SciencesPo. Les Presses
KAHN René & HERAUD Jean-Alain (2021), « Les tâtonnements et les enjeux de la démocratie participative. Première partie : Les fondements politiques et pratiques de la démocratie participative », in la Lettre du financier territorial, LFT n°368, septembre, pp.27-32
KALLIS Giorgos (2019/2022), Éloge des limites. Par-delà Malthus, PUF
LARRERE Catherine & Raphaël (2020), Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Premier Parallèle LIOGIER Raphaël (2023), Khaos, la promesse trahie de la modernité,
LLL MONNIN Alexandre (2023), Politiser le renoncement, Divergences
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