Où situer le Rassemblement national ?
La recomposition du système partisan français
Les institutions de la 5° république, et notamment le scrutin majoritaire à deux tours utilisé aux présidentielles et aux législatives, ont pour effet une bipolarisation du système partisan français. Des années 1980 à 2017, cette bipolarisation opposait « la droite » – le RPR-UM-LR et ses alliés – à « la gauche » - les socialistes et leurs alliés. Le clivage principal était de type libéral/social, les partis de droite étant partisans de l’économie de marché et les partis de gauche étant davantage favorables au maintien d’un Etat-providence, même si le libéralisme de la droite française était moins marqué que celui des droites américaines ou britanniques de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher.
Par rapport à ce clivage principal, le Rassemblement national (ex Front national) était habituellement situé à l’extrême-droite par la majorité des politistes. On peut avancer deux raisons à cette assignation :
Ses thèmes principaux (immigration, insécurité, opposition à la construction européenne…) ne s’inscrivaient pas dans le cadre du clivage dominant de type libéral/social.
Certains de ses dirigeants, dont son président Jean-Marie Le Pen, effectuaient des déclarations qui pouvaient l’apparenter à la mouvance d’extrême-droite des années 1930 – 1940.
L’effondrement des socialistes et de LR à partir de la présidentielle de 2017 s’est traduit par l’apparition d’un système partisan à trois pôles :
- Un pôle libéral, dont le représentant principal n’est plus LR mais la macronie (Renaissance et ses alliés)
- Un pôle social, qui n’est plus structuré de façon principale autour des socialistes. Ce pôle social, tiraillé entre ses tendances sociales-démocrates, écologistes et mélenchonistes, n’a pas terminé sa recomposition.
- Un pôle national autour du Rassemblement national. Il est de plus en plus difficile de situer ce parti à l’extrême-droite, en raison d’une part de l’opération de dédiabolisation opérée par Marine Le Pen et d’autre part du fait que les thèmes qu’il aborde occupent une place de plus en plus centrale dans les débats politiques et idéologiques actuels.
Le pôle national
Il est possible de définir le contenu doctrinal de ce pôle national autour de trois clivages :
Le premier clivage est construit sur l’opposition national/ international. Sur ce clivage, le RN défend le pôle national. Il prône la « préférence nationale » qu’il applique à la fois aux personnes (contre l’immigration) et aux biens et services (défense du protectionnisme). Le RN ne demande certes plus de façon explicite la sortie de l’Union européenne.
Mais en affirmant la primauté du droit français sur le droit européen et en condamnant toute orientation qui de près ou de loin ressemble à du fédéralisme, sa conception de l’Europe est incompatible avec le fonctionnement actuel de l’Union européenne. Le rapport du RN à la construction européenne est assez proche de celui du parti Droit et justice polonais ou du Fidesz hongrois. Ces partis ne demandent pas non plus la sortie de l’Union européenne mais ils condamnent la construction européenne au nom de l’indépendance de leurs nations respectives.
Le second clivage porte sur l’opposition libéral/social. Sa position sur ce clivage est déterminée par sa position sur le clivage national/international. La RN s’oppose au libéralisme qu’il assimile à la mondialisation libérale par rapport à laquelle il prône une position nationale.
Le troisième clivage porte sur l’opposition souveraineté/ défense des contre-pouvoirs. Depuis Fareed Zakaria et son article fondateur « De la démocratie illibérale » paru en 2018, il est courant en science politique de définir la démocratie libérale à partir de deux attributs :
- Les droits politiques : élection des dirigeants politiques au suffrage universel avec des élections libres, organisées sur une base concurrentielle et non truquée
- Le libéralisme constitutionnel : existence de contre-pouvoirs et respect des libertés individuelles
D’une façon générale, le respect du libéralisme constitutionnel signifie que le pouvoir du peuple – ou des dirigeants élus par le peuple et qui agissent en son nom - ne peut être total et doit être limité par des contrepouvoirs (cour constitutionnel, tribunaux, médias…), l’existence de ces contrepouvoirs permettant le protéger les libertés individuelles contre les éventuels abus de pouvoir de la part des dirigeants.
Et les évolutions historiques de ces dernières décennies montrent l’existence de pays, qualifiés de « démocraties illibérales » où les droits politiques sont certes respectés mais où les dirigeants, élus au suffrage universel, restreignent les dispositions correspondant au libéralisme constitutionnel (Hongrie, Pologne, Turquie…).
Pour les partisans de la démocratie illibérale, restreindre les contrepouvoirs se justifie au nom du pouvoir du peuple (cf. les prises de position de Victor Orban à ce sujet). Et sur cette question, même s’il n’est pas possible de savoir jusqu’où il irait, la conception de la démocratie défendue par le RN va dans le sens de la démocratie illibérale (1)
Quelle bipolarisation pour le futur ?
L’émergence du pôle national en France s’est produite de façon progressive à partir des années 1980. Dans un premier temps elle s’est effectuée à la marge du système partisan, structuré autour du clivage libéral/social.
En 2017, ce système partisan a été remplacé par un système à trois pôles – libéral, social et national. Il apparait clairement à l’heure actuelle que le pôle national est en train de devenir le pôle le plus important en terme électoral. Dans la mesure où les institutions de la 5° République poussent à la bipolarisation, il est probable que nous nous dirigeons vers un système partisan à deux pôles, un pôle national constitué autour du RN d’une part et un second pôle constitué à partir des restes de la macronie et des différents courants sociales-démocrates et écologistes d’autre part (2)
Par rapport au pôle national, ce second pôle serait sans doute davantage pro-européen et davantage sensible aux questions environnementales. Mais il n’est pas possible pour l’instant de présager ce que serait son orientation sur l’axe libéral/social.
Bernard Schwengler
ovipal
24 mai 2024
(1) En France, ainsi que la plupart des démocraties libérales, les libertés fondamentales sont inscrites dans la Constitution. C’est par conséquent le Conseil constitutionnel qui de facto est le gardien de ces libertés, qu’il n’est pas possible d’abroger par le vote d’une loi ordinaire, que cette loi soit adoptée par le parlement ou au moyen d’un référendum. En revendiquant le droit de modifier la constitution par l’article 11, cad au moyen d’un simple référendum, et non par l’article 89, prévu à cet effet, le RN affaiblirait la protection des libertés fondamentales.
(2) Pour se représenter la forme prise par des recompositions de systèmes partisans qui ont eu lieu dans un passé proche, on peut se baser sur les cas italien et polonais :
- le cas italien : après plusieurs décennies d’un système partisan basé principalement sur l’opposition entre la démocratie chrétienne et le parti communiste, la recomposition du système partisan italien à partir des années 1990 s’est traduite par la création du parti Forza italia de Silvio Berlusconi à droite et au cours des années 2000 par la création du parti démocrate à gauche, à partir de courants de la gauche anciennement communiste et de courants de l’ancienne démocratie chrétienne. L’émergence du mouvement Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni aux élections de 2022 a à nouveau provoqué un bouleversement du paysage politique italien.
- le cas polonais : aux alentours des années 2000, le clivage principal en Pologne était de type libéral/social opposant l’Union pour la liberté, parti de centre-droit pro-européen à l’Alliance de la gauche démocratique, parti de centre-gauche, également pro-européen. Ce clivage a été remplacé à la fin des années 2000 par un clivage opposant le parti Droit et Justice de Jaroslaw Kaczynski, parti populiste et anti-européen, à la Plate forme civique, de Donald Tusk, parti libéral de centre-droit pro-européen. Aux élections législatives de 2023, les partis de centre gauche et les partis écologistes participaient à « la coalition civique » avec la Plate forme civique de Donald Tusk, mais leur poids électoral et politique est très faible.
A découvrir aussi
- Victoire de « Grand Est ». Chronique d’une dénomination pour une entité innommable
- Un Alsexit est-il possible avec François Fillon ?
- La Catalogne, un frein à la revendication alsacienne ?
Inscrivez-vous au site
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 897 autres membres