Une nouveauté politique et psychologique des élections européennes : l'ambivalence et la souffrance des nouveaux électeurs du RN
Le gain de nouveaux électeurs pour le RN explique en partie l'évolution actuelle des sondages, et la forte progression de sa liste, qui réalise le tiers aujourd'hui des intentions de vote (32% exactement au 15 avril).
Ces nouveaux électeurs du RN sont, pour une part, des personnes qui, jusque là n'avaient pas voulu, ou pas choisi ce type de vote, voire se l'était défendu, mais qui ont décidé cette fois-ci, de voter RN.
Nombre de ces nouveaux électeurs se surprennent eux-même d'envisager ce choix. On peut faire l'hypothèse que ce changement s'accompagne chez eux d'une certaine charge émotive, liée au fait que malgré leur nouveau choix politique, ils restent malgré tout ambivalent psychologiquement.
Cette frange des nouveaux électeurs du RN n'est sans doute pas celle qui est la plus entière dans son choix et un sondage dans le détail montrerait sans doute que ce ne sont pas forcément ceux qui sont le plus sûr, à terme, de leur vote. Ils envisagent de faire de choix et du coup, l'expérimentent psychologiquement.
On peut aussi faire l'hypothèse que ce choix se fait, pour certains d'entre eux, dans un contexte de dissonance cognitive, c'est à dire d'une souffrance, liée au fait que ce choix affirmé pour le RN vient, chez ces électeurs, en contradiction, en conflit, avec des valeurs plus anciennes, avec une histoire de vote individuel très éloignée du FN, puis du RN, voire même avec des positions passées hostiles ou même militantes contre ce parti et ce qu'il représente.
Le tournant des électorats
L'électorat ouvrier, notamment dans les tranches d'âge les plus jeunes, avaient devancé et anticipé ce tournant. Oublié de la mondialisation, rejeté avec la désindustrialisation, moqué, méprisé, puis abandonné par la gauche urbaine, les jeunes ouvriers avaient les premiers « tourné casaque », comme par exemple dans les bassins miniers du nord. Personne à l'époque ne s'était intéressé au tournant émotionnel que cela avait représenté pour beaucoup. Ce transfert d'investissement qui les a éloigné notamment des organisations communistes ou syndicales traditionnelles, au profit d'un choix, moins structuré socialement, pour le FN, s'était opéré dans une relative invisibilité mais avait du générer chez eux beaucoup d'interrogations et de souffrances, oubliées maintenant, tant le FN puis le RN n'a pas failli à sa tâche virtuelle de porte parole du monde ouvrier.
Le tournant actuel doit un peu à de petits électorats, groupés autour de centres d'intérêt communs et qui investissent, sans doute en partie à « contre cœur » (terme synonyme du savant « dissonance cognitive ») ce nouvel espoir politique. On pense à cette fraction d'électeurs d'origine juive, notamment issus (exclus...) d'Afrique du Nord qui, après des décennies à avoir partagé une représentation du FN associé au nazisme et à la collaboration, voit désormais dans le RN, du fait de la poussée islamiste actuelle, un rempart contre l'antisémitisme. Nul doute qu'un tel vote est chargé d'émotion, d'ambivalence, de craintes autant que d'espoir.
Autre petit électorat concerné par ce tournant et cette dissonance, la fraction issue de l'immigration maghrébine, fuyant sa culture d'origine, aspirant à se fondre dans une France laïque, tolérante et non corrompue (critère plus important pour eux qu'on ne se l'imagine). Ceux-là n'avaient sans doute pas imaginé voter un jour pour ceux qui, à leurs yeux, étaient marqué jusque là du fer rouge de l'infamie raciste (question que visiblement les français des Comores ou des Caraïbes ne se posent plus, eux qui accueillent Marine Le Pen à bras ouvert). Mais leur crainte de servir demain de nouveaux harkis pour une gauche islamisée potentiellement triomphante, l'emporte, sans pour autant, on l'imagine, que ce choix du RN leur fasse entièrement plaisir.
Au delà de ces « petits » électorats, qui sont marginaux en termes électoraux (encore que), l'analyse de la progression du RN indique qu'il gagne dans deux catégories plus significatives quantitativement, et qui constituent de larges vecteurs d'expansion : les cadres diplômés et les personnes âgées. Eux aussi n'échappent sans doute pas à l'ambivalence et à la dissonance, leur nouveau vote n'étant pas non plus « entier ».
Les personnes âgées, notamment aisées, sont restées longtemps accrochées aux certitudes et aux imaginaires que leur garantissait la droite classique. Nul doute que leur nouveau vote (qui déshabille principalement LR) ne leur apparaisse comme une aventure émotionnelle et politique inédite. Comme d'ailleurs celle, sur un autre plan, de se reconnaître « toujours de gauche » et d'envisager de voter pour le RN...
Une question à creuser
L'ambivalence et la dissonance cognitive qui caractérisent les nouveaux électeurs du RN sont à mon sens l'objet original de ces élections européennes, dans un contexte, comme le montre bien Bernard Schwengler (lire ici) où celles-ci sont toujours atypiques, du fait du mode de scrutin.
La question mérite d'être creusée, au delà de ce court article, dont l'ambition se limite à attirer l'attention sur l'irruption de la dissonance cognitive et des conflits intérieurs dans un paysage politique en pleine recomposition et où les opinions politiques se transforment à une vitesse plus rapide que la lumière. La question psychologique vient ici percuter les choix politiques dans un nouvel univers encore à explorer.
Terminons cette ouverture par une courte remarque sur le rôle que semble jouer la personnalité de la tête de liste du RN, Jordan Bardella. Il est, dans la perspective que je viens d'ouvrir, le passeur idéal qui autorise l'ambivalence des nouveaux électeurs et ne rend pas trop souffrante leur nouvelle dissonance : homme protecteur, petit fils parfait, gendre idéal à l'ancienne, soutenue par une mère (Marine le Pen), qui, pour lui ouvrir la voie, a tué son propre père maudit. De quoi nourrir un plus l'ambivalence des électeurs hésitant. Tout un programme !
Philippe Breton
ovipal
17 avril 2024
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