Comment parler du Front national, comment présenter ses résultats ? Le nouveau dilemne des médias
Les journalistes qui veulent couvrir le plus objectivement possible la nouvelle situation politique créée par la première place prise par le FN aux élections européennes sont confrontés à deux dilemmes. Comment présenter les chiffres des résultats ? En quels termes parler du Front National ?
Le premier est en apparence le plus simple à dénouer. Il concerne la présentation, notamment chiffrée, des résultats obtenus par le Front National. L’affaire a l’air simple, pourtant, quand on regarde les papiers publiés dans les différents médias au lendemain des élections, on voit clairement qu’un clivage très net est apparu entre journalistes.
D’un côté, il y a ceux qui ont choisi de présenter quasi uniquement les résultats obtenus par les différentes listes en les calculant sur le nombre des « exprimés » et de présenter dans un autre cadre le taux de participation. Cette manière de faire, majoritaire dans l’ensemble des médias, permet de mettre en scène une dramatisation, qui fait événement. Dans cet esprit, le chiffre obtenu par le FN, est la plupart du temps présenté de la façon suivante : « 25% des électeurs ont voté pour les listes FN » (énoncé repris d’ailleurs tel quel par François Hollande dans son allocution au lendemain des élections, mais lui a de bonnes raisons, de son point de vue, d’agir ainsi).
De l’autre côté, il y a ceux, plus rares, qui ont choisi de présenter les chiffres en pourcentage sur les inscrits, c’est à dire l’ensemble des électeurs potentiels. Ce qui donne 10% pour le FN, 60% pour l’abstention, 8% pour l’UMP et 6% pour le PS. Ceux qui ont choisi ce type de cadrage statistique l’on souvent fait en exprimant un point de vue critique envers ceux qui avaient choisi le cadrage « traditionnel ». Ils rappellent que ce ne sont pas 25 % des électeurs qui ont voté FN, mais 25 % des exprimés, ce qui n’est pas la même chose.
Le débat a curieusement rebondi à propos de l’énoncé, repris par exemple par France info, selon lequel « 30 % des jeunes ont voté FN », là où d’autres ont fait remarqué que ce 30% s’appliquait uniquement aux électeurs FN (30% des électeurs FN sont des jeunes). Ce qui, là aussi, n’est pas tout à fait la même chose.
Ce choix est devenu un facteur de clivage : les uns accusent les autres de « minorer » le résultat du FN, les autres de l’ « exagérer ». On voit bien qu’il y a un enjeu derrière cette question car il suffirait, en toute rationalité, de présenter les deux cadrages pour que l’information soit complète. Ce n’est donc pas véritablement un dilemme, sauf si on s’accroche à l’une ou l’autre des présentations pour des raisons s’écartant de la simple recherche de l’objectivité.
C’est là qu’intervient le deuxième dilemme, qui porte sur la façon de présenter le Front National, et non plus simplement ses résultats. Un grande débat agite actuellement la communauté des essayistes, des politologues, des spécialistes en sciences humaines autour de la nature du Front national : parti d’ « extrême droite », fidèles à des fondamentaux qui remonteraient aux années quarante, voire aux années trente ? Parti de droite radicale ayant entamé une mutation lui permettant de s’extraire de sa gangue d’origine ? Parti populiste « ni de gauche, ni de droite », parti rejetant ou acceptant les règles démocratiques ?
Les spécialistes se déchirent, c’est le moins que l’on puisse dire, sur la réponse à ces questions essentielles. A cela s’ajoute les analyses, comme celles de Pierre-André Taguieff, qui soutient, dans un ouvrage récent, bien argumenté (Du diable en politique. Réflexions sur l’anti-lepénisme ordinaire, CNRS éd, 2014), que le processus de diabolisation du FN, désormais sans objet selon lui, est la principale source de son succès. A quoi lui répond brutalement, dans Le Monde des Livres daté du vendredi 30 mai, Jean Birnbaum en accusant le politologue de « tourner le dos au réel » et, entre les lignes, d’être complice d’une montée du fascisme.
Revenons aux journalistes : compte-tenu de ce débat, doit-on dire, à propos du FN, « parti d’extrême droite » ? Au regard des discussions actuelles, qui ne permettent pas vraiment de conclure sur ce point, faire un tel choix relève d’un parti pris. Doit-on aller dans le sens de la dédiabolisation et ainsi traiter le FN comme un parti normal ? C’est supposer une certitude qui n’est pas acquise tant nous sommes, du point de vue de l’analyse dans une « zone grise ». Pas étonnant que la plupart des journalistes ne soient pas à l’aise sur leurs chaises quand ils assistent à une conférence de presse du FN (surtout lorsque la présidente du FN, goguenarde, a l’air de lire dans leur âme et de percer à jour leur dilemme).
Aucune des enquêtes lancées pour conclure dans ce débat n’a abouti jusqu’à présent, qu’elles soient conduites sur le mode de l’empathie ou sur celui de l’immersion clandestine. L’objectivité en la matière consisterait, en l’état actuel des connaissances, à ne pas trancher. Or là aussi un clivage s’est installé dans le monde des journalistes.
Cela n’empêche pas que ce dilemme engendre un vrai cas de conscience : aller dans le sens de la « diabolisation » et nommer ce parti comme d’ « extrême droite » laisse un arrière-goût désagréable : suis-je instrumentalisé par une stratégie politique (issue essentiellement de la gauche, qui suit la même ligne, depuis Mitterrand) ? Aller dans le sens de la « dédiabolisation » fait, quant à lui, frissonner : ne prend-ton pas le risque d’être complice d’une menace majeure pour l’avenir de la démocratie ? Oui, c’est un vrai dilemme.
Dans ce contexte, mieux vaut éviter, peut-être de trancher quant à la présentation des résultats électoraux. Choisir uniquement la dramatisation (25% des électeurs…) ressemble à un parti pris idéologique hostile a priori. Choisir uniquement les chiffres dans toute leur platitude (10% des inscrits…), va dans le sens de la dédiabolisation et de la dédramatisation. Mieux vaut aller dans le sens de l’objectivité et mettre en scène, même si cela rallonge un peu l’explication, les deux cadrages, qui sont après tout deux faces d’un même phénomène. Cela au moins, demain, personne ne nous le reprochera.
Philippe Breton
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