« Dans l’agglomération strasbourgeoise, les élus hésitent entre la priorité à accorder… au tramway … ou bien aux cyclistes … ou encore aux piétons » ENTRETIEN avec Frédéric Héran
« Dans l’agglomération strasbourgeoise, les élus hésitent entre la priorité à accorder… au tramway … ou bien aux cyclistes … ou encore aux piétons »
ENTRETIEN
avec Frédéric Héran
Economiste des transports et urbaniste à l’Université de Lille
ovipal : Le projet de piste cyclable du "Parc Saint Charles" (à Schiltigheim), s’il était réalisé, viendrait mettre fin à l’usage d’une zone exclusivement réservée à des piétons ? De votre point de vue de chercheur sur les mobilités, comment un tel projet concernant des mobilités — dites « douces » — est-il pensable (rendu possible ?) à la fois écologiquement et même logiquement ?
Nous sommes actuellement en plein changement de paradigme, dans le domaine de la mobilité comme dans celui de la ville. Et en phase de transition, les élus comme le reste de la population ont du mal à se positionner clairement.
« Le tout automobile, c’est accorder la priorité à la voiture en toutes circonstances »
Dans le domaine de la mobilité, nous vivons le passage du « tout automobile » à « des rues pour tous ». Le tout automobile, c’est accorder la priorité à la voiture en toutes circonstances, pour la circulation et pour le stationnement. Certes, les autres modes de déplacement ont le droit d’exister et même de se développer, à condition qu’ils gênent pas les automobilistes.
Aujourd’hui, on sait que la voiture n’est pas un mode de déplacement durable tant elle génère de nuisances et épuise les ressources naturelles. Il faut donc passer à autre chose. La solution préconisée par beaucoup consiste à passer à « des rues pour tous », en donnant la priorité dans l’espace public aux plus vulnérables et aux moins générateurs de nuisances, à savoir d’abord aux piétons, puis aux cyclistes, ensuite aux usagers des transports publics et enfin aux automobilistes.
Cette nouvelle hiérarchie des modes de déplacement n’est pas encore complètement admise et dans l’agglomération strasbourgeoise comme dans bien d’autres villes, les élus hésitent encore entre la priorité à accorder au tramway ou bien aux cyclistes ou encore aux piétons. Il faudrait mettre ce sujet en débat pour avancer, comme l’ont fait par exemple les trois régions belges qui ont fini par clairement adopter le « principe STOP » (les initiales de piétons, cyclistes, transports publics et voiture en flamand).
Dans le domaine de la ville, nous vivons le passage de l’urbanisme moderne à la ville durable. L’urbanisme moderne repose sur une approche sectorielle : les fonctions urbaines sont dissociées (zonage), les modes de déplacement ségrégués et les nuisances traitées une à une sans vision d’ensemble. Cette conception de la ville a échoué, tout le monde ou presque en convient. C’est pourquoi, la ville durable tente de remédier à cet échec en adoptant une approche plus systémique qui cherche à comprendre les interactions entre les différents phénomènes, notamment entre les fonctions urbaines et entre les modes de déplacement, et qui donne la priorité à la vie, à la nature et aux humains. Là encore, cette approche n’est pas encore complètement admise et les élus hésitent à en tirer toutes les conséquences.
« D’abord préserver le parc Saint Charles… » « … y autoriser la seule déambulation des piétons »
Arrivons maintenant au cas qui vous occupe. Dans une ville durable bien pensée, il irait de soi qu’il faudrait d’abord préserver le parc Saint Charles et améliorer sa biodiversité, y autoriser la seule déambulation des piétons dans des allées bien délimitées, faire circuler les cyclistes dans les rues parallèles et y limiter autant que possible la circulation et le stationnement automobile. Tout devient logique.
C’est l’insuffisance de réflexion globale sur la ville que nous voulons qui explique la politique confuse des élus.
ovipal : Pour le projet de piste cyclable du « Parc Saint Charles » - comme pour le grand contournement ouest (GCO) de Strasbourg - les élus de majorités politiques différentes n’ont pas tenu compte des avis - pourtant négatifs - des experts et très explicitement formulés dans les rapports des commissions d’enquêtes publiques. Comment expliquer cette attitude de la part des collectivités territoriales qui prennent également peu en compte les avis formulés par les usagers ?
Pour des élus, organiser une véritable concertation n’est pas facile, car il existe au moins trois grandes difficultés. La première, c’est bien sûr de se retrouver avec une majorité de gens qui propose tout autre chose que ce que les élus avaient imaginer.
Ce n’est jamais confortable d’être désavoué (cf. le référendum perdu sur la généralisation des zones 30 à Strasbourg en 2011). La deuxième, c’est que ceux qui s’expriment, lors d’une concertation, ne sont jamais vraiment représentatifs de ce que pense l’ensemble de la population. Ce qui suppose un gros effort pour recueillir le point de vue de tous ceux qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer, sans être pour autant certain d’effacer totalement ce biais. Enfin, la troisième difficulté, c’est que les gens, pas plus que les élus, n’ont la science infuse.
Ils ont certes une expertise d’usage, mais beaucoup moins une capacité à comprendre l’ensemble des tenants et aboutissants d’un problème. Tout le monde a donc besoin d’experts pour éclairer le débat (et non pas pour décider à notre place). Et là, bien sûr, le choix des experts n’est jamais neutre et doit être décidé démocratiquement.
Bref, tout cela génère chez les élus une grande défiance à l’égard de la concertation et ils finissent trop souvent par la contourner, la manipuler, la dénigrer ou l’ignorer. De plus, en période de changement de paradigme, elle devient d’autant plus difficile. Les avis apparaissent très divergents : certains sont arcboutés sur l’approche traditionnelle, d’autres voient déjà beaucoup plus loin. Les élus eux-mêmes sont tout autant divisés. Pour avancer, il faudrait là encore mettre d’abord en débat la ville que nous voulons : une ville pour les voitures ou pour les humains ? Un urbanisme écologique donnant la priorité au vivant et au vivre ensemble ou un urbanisme fonctionnaliste cloisonnant nos vies ?
ovipal : Pour ce projet de piste cyclable du « Parc Saint Charles » les enquêteurs suggéraient de transférer cette réalisation dans l’une des rues parallèles, à l’extérieur du Parc ? Vous avez précisément étudié ce dossier, pouvez-vous nous dire si cela est possible et comment cela est possible ? De manière plus générale, existe-t-il une « démarche-type », une sorte de « vade-mecum » aidant à la réalisation de pistes cyclables, permettant aux élus de « faire » et aux usagers de « s’y retrouver » ?
Il est bien sûr possible de faire passer les cyclistes en dehors du parc Saint Charles, par un itinéraire est <—> ouest passant par la rue de Rosheim, 30 m de la rue des Malteries et la rue Jean Jaurès. Le trafic y est déjà très faible puisque ces rues ne servent qu’à la desserte des immeubles riverains, exceptés pour les 30 m de la rue des Malteries qu’il suffirait de mieux sécuriser. À noter que la rue Jean Jaurès est en double-sens cyclable, mais pas la rue de Rosheim, sans doute parce que, dans cette rue, les services techniques ont estimé qu’il n’y avait pas la place pour que les voitures et les cyclistes s’y croisent.
Si la ville a imaginé faire passer un itinéraire cyclable par la rue de Rosheim (et le parc), c’est qu’elle est prête à y supprimer une file de stationnement (environ 35 places). Dans ce cas, ce serait aussi possible de le faire rue Jean Jaurès (environ 45 places).
« Il est bien sûr possible de faire passer les cyclistes en dehors du parc Saint Charles… » « … par un itinéraire est <—> ouest »
La suppression de places de stationnement est un sujet tabou et hautement inflammable. Ce serait pourtant possible, si les habitants utilisaient un peu plus leur garage ou leur cour ou qu’ils renoncent à avoir une voiture, des alternatives existant à proximité (vélo, autopartage, bus et bientôt tramway). Pour les inciter à le faire, la solution la plus efficace est de rendre le stationnement dans la rue payant, à un tarif résident.
Rappelons qu’il n’y a aucune raison pour que les habitants utilisent gratuitement l’espace public pour y stationner leur voiture, car il s’agit ni plus ni moins que d’une appropriation de cet espace à des fins privées.
De plus, la surface des rues est déjà utilisée à 80 % par les voitures (files de circulation et de stationnement). Il est temps de réduire cet envahissement automobile. Enfin, l’espace public n’est pas gratuit : il faut le créer, l’entretenir, le surveiller, l’éclairer. Tout cela est coûteux. Accepter que les automobilistes se l’accaparent gratuitement revient à leur donner un avantage en nature. À l’heure du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles, ce n’est plus acceptable.
« … supprimer quelques itinéraires malins des véhicules automobiles »
Enfin, pour sécuriser les cyclistes dans le quartier, il convient d’y supprimer le transit des véhicules automobiles. On appelle transit les déplacements qui n’ont ni leur origine, ni leur destination dans ces rues.
« … faire circuler les cyclistes dans les rues parallèles au Parc Saint Charles ! »
Pour le dire plus simplement, il faut éviter que les voitures utilisent ces voies de desserte comme itinéraire malin pour éviter les bouchons sur les artères alentours (ici la route de Bischwiller, la rue Saint-Charles et la route du Général de Gaulle). C’est déjà en partie le cas, mais il reste encore quelques itinéraires malins possibles à supprimer.
Entretien réalisé par Pascal Politanski
ovipal
16 février 2022
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