L’« Usine » et la « Ville » : la double origine des votes de Gauche
Deux grandes « sources » nous permettent de mieux comprendre la persistance des votes de Gauche. La Gauche résiste pour deux raisons principales : les mondes de l’« Usine » et ceux de la « Ville » ont façonné à travers le temps les univers politiques des votes de Gauche.
Certes, le ‘‘déclin’’ économique et les délocalisations industrielles d’une part, et l’émergence des nouveaux espaces et des nouvelles pratiques de l'entre -soi dans la ville d’autre part, viennent tarir profondément ces sources. Il n’empêche : les Gauches –à travers la personne de François Hollande- l'emportent toutefois en 2012 dans les Ardennes avec près de 52 % des voix et en Meurthe-et-Moselle avec 53 % des voix, preuve de la persistance des traditions culturelles et politiques qui continuent néanmoins à agir dans les déterminations électorales (voir l’Annexe A/ La carte « Election Présidentielles de 2012 en ALCA).... Explications et analyses.
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Cette réflexion électorale sur le vote à gauche dans l’espace régional de l’Alsace, Lorraine et Champagne-Ardenne fait suite à celle publiée sur le site de l’Ovipal le 25 novembre dernier intitulée « L’Alsace, la Lorraine, et la Champagne-Ardenne : trois régions de droite ». Ce complément d’analyse permet de comprendre les déterminants des votes de Gauche dans la future région Alsace, Lorraine, Champagne Ardennes.
Au sein de quatre « clusters » (en quelque sorte des « familles d’associations caractéristiques de votes ») qui ont été mis en évidence lors d’une enquête statistique1, deux de ces « clusters » faisaient ressortir deux manières typiques permettant de comprendre les votes de gauche.
Regardons les facteurs qui organisent les préférences pour les votes de Gauche au sein de ces « deux familles». Nous avons cherché à caractériser les villes les plus « archétypiques » pour ce vote au sein de chacune de ces « deux familles des votes» qui identifient deux façons différentes de voter à Gauche. (voir l’Annexe B/ Les deux « clusters » des Votes de Gauche)
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Les « communautés » de l’Usine = la corrélation des votes Mélenchon ET Hollande
Le vote Mélenchon (Parti de Gauche) fortement corrélée au vote Hollande (Parti Socialiste) caractérise notre première « famille » où les villes suivantes constituent un archétype électoral, très repérable, notamment avec les villes telles que : NEUVES-MAISONS (54), HAGONDANGE (57), ROMBAS (57), FLORANGE (57), FROUARD (54), DONCHERY (08), VIVIER-AU-COURT (08), BLAINVILLE-SUR-L'EAU (54), WOIPPY (57) et GUENANGE (57). (voir l’Annexe C/ Caractérisation des deux clusters des Votes de Gauche : les villes « Parangon »)
Ces villes sont marquées par leur passé industriel (essentiellement sidérurgique) et sont distantes à moins de 30 kms d’une grande ville ou de la métropole régionale ; enfin leur évolution démographique (en fonction des données des deux derniers recensements) est généralement croissante en dépit de l’arrêt de l’activité industrielle (dans la majorité des cas) témoignant de la transformation de ces villes qui continuent à maintenir et à développer une fonction résidentielle. Par exemple, les villes de FLORANGE ou de GUENANGE (57), bien que privées de leur industrie, continuent à connaître une évolution croissante de leur population qui y résident (et qui exercent souvent dans cette région un travail frontalier).
L’« esprit » de la Ville = la co-existence de l’Abstention ET du vote Hollande
La co-existence de l’abstention associée, quant à elle, au vote Hollande caractérise notre deuxième « famille » où les villes suivantes constituent un archétype électoral : LANGRES (52), SAINT-MAX (54), THIONVILLE (57), BISCHHEIM (67), SAINTE-SAVINE (10), REIMS (51), TROYES (10), MONTIGNY-LES-METZ (57), CHAUMONT (52) et METZ (57). (voir l’Annexe C/ Caractérisation des deux clusters des Votes de Gauche : les villes « Parangon »)
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La plupart de ces villes se définissent –pour beaucoup d’entre elles- par leurs fonctions administratives ou par leur statut politique (Sous-Préfecture ou Préfecture), par leur taille démographique (la plus petite des villes compte près de 8000 habitants mais est une Sous-Préfecture ; la plus grande atteint de 120000 habitants et est une métropole régionale) ; toutes ces villes, d’une manière ou d’une autre, affichent les fonctions et les traits de l’urbanité. Par exemple, la ville de BISCHHEIM (67), près de 18.000 habitants, 7ème commune du département du Bas-Rhin et 10e ville d'Alsace fait partie de la grande agglomération strasbourgeoise dont elle tire profit pour sa population active tout comme MONTIGNY -LES-METZ (57), 22.000 habitants bien intégrée au sein de l'ensemble urbain messin ( située à environ 20 minutes à pied de Metz).
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Le point de vue du politologue sur la double origine des votes de Gauche :
2-1. La source des " communautés " de l’Usine.
Tous les instituts de sondages avaient placé chez les ouvriers en tête au premier tour de la présidentielle de 2012, Marine Le Pen (28 à 35%), devant François Hollande (21 à 27%), Nicolas Sarkozy (15 à 22%) et Jean-Luc Mélenchon (11 à 18%). Cependant le premier parti des ouvriers reste "l'abstentionnisme".
Nous assistons à une dérive progressive des électeurs ouvriers historiquement attachés aux partis de gauche. Malgré ce fossé qui s’élargit avec les organisations de la Gauche, le Parti de Gauche résiste encore bien dans certaines zones, grâce à son alliance avec le Parti Communiste Français, notamment dans les secteurs anciennement ouvriers (les foyers industriels au Nord de la Meurthe et Moselle et des Ardennes ainsi que l’extrémité Nord-Ouest de la Moselle) avec un ancrage et une forte présence militante syndicale et politique de Gauche (notamment du PCF pendant les 4 dernières décennies si caractéristique du Pays-Haut (54). Quant au PS rappelons qu’il n'a jamais eu un recrutement fort chez les ouvriers, "la culture ouvrière lui est de plus en plus étrangère", comme l’explique Jean-Philippe Huelin, auteur de la note "Où en est le vote ouvrier ?" ( note du 10 janvier publiée par la Fondation Jean Jaurès).
Par ailleurs, cette note de la Fondation Jean Jaurès explique aussi le déclin du vote ouvrier à Gauche par la progression du FN :
"La montée du vote FN chez les ouvriers traduit une demande de protection - physique, économique, sociale et nationale - non prise en compte dans l'offre politique des autres partis politiques. Il n'est pas étonnant que, étant la seule sur ce créneau électoral, Marine Le Pen prospère". La Gauche (notamment le PS) semble s’être égarée face au monde ouvrier et aux « communautés » qui en émanaient. Il n’empêche que la persistance ici et là de ces « communautés de culture ouvrière et syndicale » -même si elles sont aujourd’hui affaiblies- continuent à en signifier des traces politiques dans les urnes.
2- 2. La source de la" Ville" : les articulations urbanité- mixité(s) –individu(s).
L’air de la ville comme l’écrit le philosophe Walter Benjamin rend t-il encore libre ? La réponse est positive. Le parfum de l’égalité se répand encore au sein de la ville (…), comme l’explique le politologue Claude Lefort dans une conférence Fragilité de la démocratie (juin 2014) : « le côtoiement indique au mieux le caractère urbain, et fait reconnaître la spécificité de la démocratie : l’instauration d’un espace public».
En effet, la ville et son urbanité signent cette dimension d’égalité et de mixités sociales, culturelles et de genres qui ne peuvent co-exister de manière originale que dans la ville. On y voit se former des milieux dans lesquels chacun(e), quel que soit son rang ou son appartenance sociale ou culturelle, est susceptible de rencontrer chacun(e), et où tous se côtoient depuis longtemps à l’échelle de l’histoire. “Quoi de commun, se demande l’historien Jacques Le Goff, « entre le mendiant, le bourgeois, le chanoine et la prostituée ? Tous citoyens. Si leurs constitutions sont dissemblables, comme leur mentalité, le chanoine croise forcément la prostituée, le mendiant, le bourgeois. Les uns et les autres ne peuvent s’ignorer » (Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Fayard, 1999).
Aussi la ville, ses modes de vie et les mises en relations qu’elle autorise, a t’elle favorisé à sa manière l’égalisation des individus et l’émergence de la citoyenneté par les rencontres et les échanges qu’elle autorise. Cette urbanité a favorisé l’émergence du vote de gauche, en particulier celui du Parti Socialiste.
Cependant si la ville qui signifiait une mise en rapport de tous avec tous, la confrontation de chacun avec le premier venu, n’est-elle pas en train de s’affaiblir, en créant ses zones interdites, celles de l’entre soi, un phénomène à l’œuvre même au sein des villes de taille européenne. Cela n’est-il pas le principal danger que dévoile déjà électoralement, le vote qui se portait " traditionnellement" sur le PS et qui se réfugie dans l’abstention ; une tendance qui se renforce aussi parce que les politiques de la ville ont tendance à reléguer aux marges les « classes laborieuses et chômeuses », marges où se concentre de plus en plus de désespérance et à travers elle de l’abstention croissante quand ce n’est pas un vote en faveur du FN.
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Si deux sources du vote à Gauche sont persistantes, celles-ci montrent des signes d’épuisement. Les stratégies politiques portées par la gauche social-démocrate française n’aident ni à stabiliser son électorat traditionnel, ni à le renouveler. En effet, les partis qui composent cette Gauche ne proposent que deux stratégies politiques diamétralement opposées : soit ils préconisent le soutien à la gauche en tentant d’ « agréger des strates sociales assez hétéroclites » avec un programme électoral sous forme de « liste de propositions électorales adaptables et ajustables » selon les catégories ciblées … et selon le moment (ligne défendue par le PS) , soit la stratégie est celle d'une gauche "populaire" (Parti de Gauche, PCF) de plus en plus déclinante car s’articulant principalement autour de la notion de programme idéologique axé sur le changement de société. Deux options qui enferment les électeurs dans un dilemme qui divise et affaiblit structurellement la Gauche.
Dans un tel contexte politique, la progression des votes de Gauche risque plus encore de souffrir dans la future région Alsace, Lorraine, Champagne Ardenne… comme dans beaucoup d’autres régions françaises. N’y aurait-il pas urgence à repenser pour les partis de Gauche les fonctions articulées autour des « communautés » du travail et celles portées par les lieux d’échanges et de « mixités » au sein de la Ville ?
A suivre … quoi qu’il en soit !
Pascal Politanski
Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques (Université de Strasbourg)
Ovipal
Version du 1 mars 2015
Notes
1 [Jean-Paul Villette et Eliane Propeck-Zimmermann (Université de Strasbourg) typologie de 5191 communes ; élection présidentielle 2012 / Version du 24 septembre 2014]
Annexes :
A/ La carte « Election Présidentielles de 2012 en ALCA.
Carte : Election Présidentielle de 2012 en Alsace, Lorraine et Champagne-Ardenne
Source : Jean-Paul Villette et Eliane Propeck-Zimmermann
(Université de Strasbourg) [typologie de 5191 communes
élection présidentielle 2012 / Version du 24 septembre 2014]
B/ Les deux « clusters » des Votes de Gauche :
Cluster « MÉLENCHON- HOLLANDE »
% dans la grande région % dans le cluster de communes nombre de voix
2ème tour-HOLLANDE 33 41 1268060
1er- tour-HOLLANDE 18 23 702093
MÉLENCHON 7 10 268120
Source : Jean-Paul Villette et Eliane Propeck-Zimmermann
(Université de Strasbourg) [typologie de 5191 communes
élection présidentielle 2012 / Version du 24 septembre 2014]
Cluster «ABSTENTIONS-HOLLANDE»
% dans la grande région % dans le cluster de communes nombre de voix
1-Abstentions-nuls 22 26 840299
1er- tour-HOLLANDE 18 21 702093
2ème tour-HOLLANDE 33 36 1268060
Source : Jean-Paul Villette et Eliane Propeck-Zimmermann
(Université de Strasbourg) [typologie de 5191 communes
élection présidentielle 2012 / Version du 24 septembre 2014]
C/ Caractérisation des deux clusters des Votes de Gauche : les villes « Parangon »
LE CLUSTER « MELENCHON » – « HOLLANDE »
Le souffle des « communautés » de l’Usine…
NEUVES-MAISONS (54) : Nancy : à 17 km / si la mine du Val de Fer n'est plus exploitée depuis 1968, l'industrie sidérurgique reste présente / Évolution de la population = croissante
HAGONDANGE (57) : Metz : à17 km / Ancienne cité sidérurgique Les deux derniers hauts-fourneaux (HF4 et HF5) sont éteints le 23 juin 1979./ Évolution de la population = légèrement décroissante
ROMBAS (57) : Metz : à 21 km / Ancienne cité sidérurgique. 2001 Démolition du dernier haut-fourneau / Évolution de la population = légèrement décroissante
FLORANGE (57) : Metz : à 28 km / cité sidérurgique en voie de fermeture ; ArcelorMittal employait dans son usine de Florange, en 2012, 2600 personnes / Évolution de la population = croissante
FROUARD (54) : Nancy : à 15 km / sidérurgique (près des aciéries de Pompey) Évolution de la population = croissante
DONCHERY (08) : Charleville : à 13 km / équipementier automobile, mécanique, câblage (ancienne activité de tissage) / Évolution de la population = légèrement décroissante
VIVIER-AU-COURT (08) : Charleville : à 8 km / deux sites de production de l'entreprise La Fonte Ardennaise (1927) spécialisée dans la fonderie de métaux ferreux(6 sites de production dans les Ardennes). / Évolution de la population = légèrement décroissante
BLAINVILLE-SUR-L'EAU (54) : Nancy : à 30 km et Dombasles à 8 km / Secteur du Bâtiment –anciennes Salines et / entreprises de Mécanique Générale / Évolution de la population = croissante
WOIPPY (57) : Metz : à 5 km La gare de Woippy est la plus grande gare de triage de l’Est de la France, entreprises de tous secteurs liées au carrefour de communication ferroviaire et routière. ). / Évolution de la population = légèrement décroissante
GUENANGE (57) : Metz : à 25 km - Thionville : à 9 km Ancienne cité sidérurgique/ Évolution de la population = croissante
Légende
Il faut lire les caractéristiques de la ville « Parangon » de la manière suivante : la distance qui la sépare de la plus grande ville à sa proximité, sa spécificité économique et enfin l’évolution démographique (en fonction des données des deux derniers recensements)
LE CLUSTER « ABSTENTIONS » – « HOLLANDE »
L’ « esprit» de la Ville…
LANGRES (52) : Sous-Préfecture ; Ville administrative, d’artisanat et de commerce. Son caractère fortifié lui donne le surnom de Carcassonne du nord ; Diderot y naît en 1713./ Évolution de la population = décroissante (mais compte autant d’habitants que deux siècles auparavant / 7.905 hab. en 2011)
SAINT-MAX (54) : Ville administrative, d’artisanat et de commerce Urbanisation en croissante constante sur plus de trois siècles ./ 9.707 hab. en 2011
THIONVILLE (57) : ville frontalière, elle tire profit pour sa population active de sa proximité du Luxembourg. Ancienne cité sidérurgique (L'usine de Thionville (Haut-Fourneau, aciéries, laminoirs) est arrêtée en décembre 1977) / 40.951 hab. en 2011)
BISCHHEIM (67) :. en taille 7ème commune du département du Bas-Rhin et 10e ville d'Alsace. Les ateliers SNCF continuent à être le fleuron de l’activité économique de la ville ; elle fait partie de l'agglomération strasbourgeoise dont elle tire profit pour sa population active / 17.570 hab. en 2011)
SAINTE-SAVINE (10) : 5ème commune de l'Aube par sa population ; elle est limitrophe de Troyes à l’ouest. Trajet moyen en train de Troyes à Paris : 1h30 ; Commune viticole / Évolution de la population = très légèrement décroissante / 10.178 hab. en 2011)
REIMS (51) : en 2011, Reims est la douzième commune de France par sa population. Trajet Reims à Paris : 45’ ; le commerce, les transports et les autres services totalisaient 45,6 % des emplois rémois en 2008 ; activité viticole du vignoble de la Champagne / Évolution de la population = très légèrement décroissante / 180.752 hab. en 2011)
TROYES (10) : Préfecture de l’Aube ; centre d'une communauté d'agglomération : 2e ville la plus peuplée de la région derrière Reims. Trajet Troyes-Paris : 1heure 30 Industrie textile ancienne fut l’un des atouts historiques de l’économie troyenne jusqu'aux années 1960 ( de nombreuses entreprises restent implantées).autre secteur : automobile (Michelin, pneu agricole) Ville administrative / 60.280 hab. en 2011)
MONTIGNY-LES-METZ (57) : environ 20 minutes à pied à l’est de Metz, fait partie de l'agglomération messine dont elle tire profit pour sa population active / 22.358 hab. en 2011)
CHAUMONT (52) : Ville administrative et tertiaire préfecture. Jusqu'au milieu du XXe siècle, industrie du gant. 22.705 hab. en 2011)
METZ (57) : Ville administrative et préfecture du département de la Moselle et de la région ; Ville des industries du tertiaire l’antique cité marchande et militaire est devenue cité de la communication et des technologies de l’information et de la communication avec sa technopole Lorraine en 2011 commune la plus peuplée de Lorraine. 119.962 habitants
Légende
Il faut lire les caractéristiques de la ville « Parangon » de la manière suivante : les divers élément qui définissent le statut et les fonctions de la ville, puis sa spécificité économique et enfin sa taille démographique.
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