. . . . OVIPAL - OBSERVATOIRE DE LA VIE POLITIQUE EN ALSACE . . . .

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La démocratie permet-elle vraiment de lutter contre les crises sanitaires ?

 

Les démocraties rencontrent trois obstacles structurels dans leur lutte contre l'épidémie de Covid-19 : la difficulté à déployer une véritable culture opérationnelle, l'impossibilité de prioriser, même provisoirement, le champ du sanitaire, l'individualisme et le fractionnement social qui paralysent la mobilisation collective. Les morts du covid seraient-ils le prix à payer pour le maintien de la démocratie ?

 

 

Une question, un peu iconoclaste, constitue un des arrières-plan du débat public sur la crise sanitaire : la démocratie est-elle le régime le mieux armé pour lutter contre les épidémies de grande ampleur, comme celle que nous connaissons actuellement ?

 

L'arrière-plan de cette interrogation est bien sûr le constat que la Chine, qui n'est pas particulièrement un pays démocratique, semble réussir à contenir une épidémie qui est pourtant née sur son sol.

 

Quels seraient donc les obstacles, propre au régime démocratique, à la résolution d'une crise sanitaire ? On en distinguera ici au moins trois, d'importance et de niveaux différents :

 

 

L'absence de culture de l'urgence sur fond de démilitarisation des sociétés

 

La plupart des pays démocratiques, à quelques exceptions notables, dont Israël et les Etats-Unis, n'ont pas de véritable culture de l'urgence et du traitement des catastrophes, sanitaires ou autres. Cette culture est adossée à la place plus ou moins importante de l'institution militaire au sein du pays concerné.

 

Les Etats-Unis disposent d'une institution fédérale de réponse aux catastrophes efficace, avec des cadres expérimentés, la FEMA, qui s'appuie souvent sur le formidable appareil logistique de l'armée américaine. Par obligation en quelque sorte, Israel est une société où l'armée est une des principales colonnes vertébrales de la société, où elle constitue un modèle d'organisation efficace, tant sur le plan matériel que sur le plan humain.

 

Dans le cadre de la crise du covid-19, le déploiement de cette culture de l'urgence aux Etats-Unis a été freinée pour des raisons politiques par l'administration Trump, ce qui a été une des causes, pas la seule, de la quasi absence de réponse véritablement opérationnelle à la crise. Quant à la société israélienne, elle a fait la preuve, dans la réponse vaccinale, d'une efficacité hors pair.

 

La plupart des autres sociétés démocratiques, notamment en Europe, sont à la fois sous militarisées (à l'exemple de l'Allemagne) et à peu près dépourvue de toute culture opérationnelle de réponse aux catastrophes, ces deux traits étant liés. Les « blocages bureaucratiques » que l'on constate souvent sont issus de l'absence de priorisation de l'urgence par rapport au fonctionnement quotidien des administrations ou des instances politiques.

 

En Allemagne, il n'y a pas d'harmonisation fédérale de la réponse à la crise. En France, l'existence de deux administrations, concurrentes sur le thème et très hostiles mutuellement, la Santé et l'Intérieur, l'ARS et les préfectures, paralyse la réponse. Tout se passe comme si il y avait deux armées, qui ne communiquent pas entre elles, quand elles ne se font pas des croche-pieds, avec deux stratégies différentes pour conduire la même guerre.

 

Cette faiblesse dans la culture de l'urgence face aux crises n'est pas factuelle, elle est consubstancielle au principe démocratique lui-même, peu militarisé dans son essence et dans ses institutions, et toujours méfiantes vis-à-vis de tout ce qui trop organisé et hiérarchisé. La difficulté des démocraties à entrer en guerre, comme on l'a vu en 1939 et en 1940, tient précisément à leur difficulté à suspendre provisoirement les modes de fonctionnement qui sont le coeur de ce régime politique, pour donner la priorité à la réponse militaire.

 

De plus les hommes politiques, et les cadres de haut niveau qui les entourent, qui sont les plus compétents en temps de paix ne sont pas les mêmes que ceux qui sont compétents en période de crise. L'exemple de Churchill, adulé pendant la guerre et rejeté une fois la paix revenu, est significatif à cet égard, comme l'est aussi celui de De Gaulle.

 

 

L'impossibilité du renoncement au politique

 

Le deuxième obstacle à la résolution des crises sanitaires par le politique est lié à la nature même des institutions de la société démocratique. L'un des gestes fondateurs de toute démocratie, quelque soit les formes qu'elle prend, est la distinction entre le technique et le politique, et la primauté accordée à ce dernier.

 

Le politique, c'est à dire le représentant élu des citoyens, sans autre compétence que celle-là, est au dessus des différents pouvoirs techniques, judiciaires, militaires, médicaux, médiatiques, universitaires, économiques.

 

Cela explique qu'en théorie un gouvernement démocratique ne choisit pas un général pour être ministre des armées, un médecin pour être ministre de la santé, un magistrat, un économiste, un paysan, un transporteur routier, un journaliste, pour les ministères correspondants.

 

Le renoncement à cette distinction fondatrice est, sous sa forme dure, la marque de la dictature, comme régime qui unifie les institutions dans un même récit (la Race, la Nation, le Parti, le texte sacré), ou celle, sous une forme plus insidieuse, de l'emprise technocratique sur la décision politique.

 

Unifier la politique (et donc la faire disparaître comme telle) sous la houlette d'un seul de ces pouvoirs ferait d'une société conduite par les médecins un vaste hôpital, par les militaires une vaste caserne, par les marins un grand paquebot, par les religieux une vaste Eglise (ou une Mosquée), par les médias une vaste communauté transparente à elle-même, etc. Le politique, en démocratie, se garde par nature d'une telle réduction et arbitre entre les différents pouvoirs, qu'elle sépare pour ce faire.

 

La réponse politique à la crise sanitaire, si elle était conduite par les médecins, conduirait à organiser la société selon les règles et les normes, strictes mais efficaces, de l'hôpital. Si elle était conduite par les économistes (libéraux, mais y en a-t-il d'autres?), elle obéirait aux normes de l'entreprise qui privilégie la production au détriment de toute autre considération. On voit bien le profil de ces sociétés, dans les excès de ses supporters, lorsque l'Académie de médecine recommande de se taire dans le métro, ou quand les syndicats de restaurateurs réclament l'ouverture à tout prix de leur établissement pour un grand apéritif généralisé.

 

En démocratie, il est donc inconcevable de confier le pouvoir de décision aux médecins et aux gestionnaires professionnels de la catastrophe, pas plus qu'aux économistes. A contrario, c'est ce que la Chine a fait, dans ce curieux mélange d'hôpital et de caserne qu'est devenu la société, dans le temps galopant de l'épidémie.

 

Nous sommes dans la situation paradoxale où l'on sait parfaitement, et à coup sûr, comment arrêter l'épidémie, ou comment sauver l'économie, mais où l'institution démocratique interdit de le faire sous peine de se suicider comme régime.

 

 

L'individualisme contre la mobilisation collective

 

Le troisième obstacle que rencontrent les démocraties tient au fait que la démocratie est portée par un courant de l'évolution humaine qui l'englobe, la culture que j'appellerai ici « déliante », et qui s'oppose à la culture « totalisante ». Cette dernière est une évolution sociale très présente dans le passé comme dans le présent de l'espèce. Toutes les cultures dites « primitives », aussi bien au paléolithique que dans certaines sociétés actuelles, sont des cultures totalisantes, où l'ensemble de la vie sociale est fusionnée dans un récit fondateur, qui fixe la place de chacun et qui ordonne la nature du lien social.

 

La société chinoise, à bien des égards, est une société « totalisante », avant même, si elle l'est vraiment, d'être une société totalitaire. La plupart des sociétés démocratiques sont issues d'une évolution culturelle « déliante », même si, en leur sein, par le biais des phénomènes de sécession sociale, se déploie des groupes ou des communautés à tendance totalisante.

 

Le marqueur des cultures déliantes et des cultures totalisantes est, dans un cas la levée des normes contraignantes qui pèsent sur l'individu, ainsi rendu mobile, souple, sans passé ni frontière, libre de tout assignation sociale ou sexuelle, et dans l'autre, une fusion sociale qui soudent les individus les aux autres par un jeu de dispositions obligatoires au sein de communautés, de clans, de familles, de groupes d'affinités, autour de croyances fortes sur le sens de la vie et de mobilisations collectives face aux dangers.

 

La démocratie est, de ce point de vue, fortement marquée par l'individualisme déliant comme mode de vie. Ce fractionnement, cette fente sociale, dispose une société rétive à l'engagement collectif comme à tous les mécanismes rationnels de survie qui impliquent un être-ensemble-quoiqu'il-arrive. La France est un exemple majeur d'une démocratie fortement individualiste, compensée par des phénomènes de sécession sociale, qui font d'ailleurs le lit du déni de la catastrophe sanitaire. La mobilisation collective que nécessite une réponse ordonnée à la crise sanitaire y est pratiquement impossible, au point que l'ultime critère d'une décision politique dans ce domaine est l'acceptabilité des mesures prises.

 

Un autre exemple extrême de cette primauté de l'individualisme démocratique sur toute réponse à la crise sanitaire a été donné par les pays nordiques, notamment la Suède, qui a remis la réponse à la crise entre les mains de la responsabilité individuelle de ses citoyens (avec les résultats désastreux que l'on sait). La Chine, société totalisante tout au long de son histoire, n'a pas ce problème. On aurait bien tort de voir dans la réponse chinoise à la crise une simple démarche autoritaire et répressive. Ce serait bien mal connaître ce pays, où le consentement collectif et le sentiment d'appartenance sont réels et dotés d'une force inimaginable pour les européens.

 

Les Etats-Unis, sous certains aspects, auraient pu être bon candidat à une réponse totalisante, collective et efficace, sur la base d'un récit patriotique toujours mobilisateur Outre-Atlantique, si l'évolution de la dernière décennie n'avait pas conduit à une cassure et un fractionnement de la société.

 

La pire situation, du point de vue sanitaire, est celle des sociétés individualistes où l'Etat est faible, car elles sont privés du minimum de ressources qu'un Etat démocratique peut malgré tout tenter de mobiliser. C'est l'exemple du Brésil, de plusieurs pays d'Amérique latine, ou de l'Afrique du Sud.

 

 

Les morts du covid, prix de la démocratie ?

 

En résumé, les démocraties rencontrent trois obstacles qui ne sont pas circonstanciels mais bien structurels, la difficulté de déployer une véritable culture opérationnelle de l'urgence, l'impossibilité de prioriser, même provisoirement, le champ du sanitaire, l'individualisme et le fractionnement social qui paralyse toute mobilisation collective en faveur d'une réponse efficace à la crise sanitaire, comme d'ailleurs à toute catastrophe d'ampleur.

 

La démocratie a un prix. On a toujours dit qu'elle méritait tous les sacrifices et qu'il fallait être prêt à « payer de sa vie » pour la défendre. Les morts du covid sont-ils le nouveau prix de la liberté ?

 

Philippe Breton

31 janvier 2021

 

 

 

 

 

 

 

 



31/01/2021
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