. . . . OVIPAL - OBSERVATOIRE DE LA VIE POLITIQUE EN ALSACE . . . .

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Le redécoupage régional de 2015, un passif qui, en Alsace, ne passe pas

 

Note de lecture sur  l’ouvrage de J.-Ph. Atzenhoffer : 

« Le Grand Est, une aberration économique » (1)

 

Nous avions alerté les lecteurs de l’OVIPAL en 2014 et 2015 (2) sur les dangers structurels inhérents à une reconfiguration non pas totalement impensée mais superficiellement justifiée, du redécoupage régional, décidé unilatéralement par le Président de la République en juin 2014, finalisé et validé en janvier 2015 (3) par l’Assemblée nationale et le Sénat après quelques consultations et tractations rapides puis entré en vigueur au premier janvier 2016. L’essai publié récemment par Jean-Philippe Atzenhoffer : « Le Grand Est, une aberration économique » (Editions Le Verger, 2021) vient confirmer certaines intuitions et rappeler le caractère anti-démocratique de cette réforme (les collectivités territoriales concernées et la population n’y ont pas été associées, comme le prévoit notamment la Charte européenne de l’autonomie locale ratifiée par la France en 2007).

 

La décision d’aménagement territorial, politique et administrative prise à la hussarde en 2014 montre aujourd’hui de nombreuses implications jugées, dans cet ouvrage, globalement désastreuses. Son titre pourrait laisser penser que le redécoupage territorial n’est envisagé que sous l’angle de ses impacts économiques mais l’ouvrage en analyse les conséquences sous différents angles (politique, économique, géographique, culturel) et dénonce le caractère inadapté de cette réforme qui en Alsace ne passe toujours pas. Nous proposons ici un résumé (très succinct) et une analyse rapide de cet ouvrage très riche de questionnements, qui vient, à point nommé et qui sera certainement largement commenté dans le Grand Est, à l’occasion du scrutin des régionales, particulièrement en Alsace.

 

Un constat sans appel ni concession

 

L’ouvrage riche et passionnant de Jean-Philippe Atzenhoffer, préfacé par le professeur Gérard-François Dumont, et postfacé par le professeur Robert Herzog est exclusivement à charge. On peut se démarquer de ce positionnement tout en comprenant les raisons. Outre le manquement démocratique, l’ouvrage dénonce le caractère doublement inadapté de cette réforme notamment dans le cas du Grand Est (par sa taille excessive et son incohérence) et il en appelle en conclusion à la dissolution de cette entité politique et administrative. Il met l’accent sur deux des principales lacunes de la réforme de 2015 et ses conséquences à court, moyen et long terme : son aspect anti-démocratique et ses implications économiques.

 

De fait, le caractère improvisé de cette réforme qui a fusionné ce que l’ouvrage présente comme « trois mondes séparés » doit être rappelé. Finalisée sur un coin de table sur la base d’intuitions subjectives alors que de très nombreux spécialistes mettaient à cette époque, le gouvernement en garde contre les dangers d’une nouvelle carte improvisée des régions qui ne prendrait en compte ni leur histoire, ni les flux économiques, ni l’adhésion des habitants, cette réforme a pu être ressentie en Alsace et en Champagne-Ardenne, un peu moins en Lorraine comme un déni de démocratie (4). Le reste de l’ouvrage est consacré à démontrer le caractère surtout économiquement aberrant de cette réforme au niveau national et régional.

 

Les chapitres 6 et 7 de l’ouvrage consacrés respectivement aux « identités bafouées » et à « la démocratie confisquée » semblent faire exception d’un point de vue méthodologique. En apparente rupture avec l’argumentaire économique qui dispose habituellement de l’approche économique régionale (la fameuse typologie des régions dite de Perroux-Boudeville) qui fait abstraction des racines historiques ou culturelles, ces chapitres évoquent l’effacement de certains supports historiques de l’identité régionale (le nom de la région, le blason des plaques minéralogiques, les statistiques régionales, etc.) au profit d’une identité « grand-estienne » insaisissable pour les habitants avant de conclure : « La stratégie identitaire du Grand-Est constitue une dérive dangereuse. Il est à craindre qu’elle ne laisse pas de place aux identités historiques, qui se retrouvent reléguées au second plan sans qu’il se crée de sentiment de solidarité de substitution ».

 

Nous partageons en partie cette crainte mais nous pensons que les identités régionales ne sont pas immuables et qu’elles peuvent dans le temps long s’adapter aux transformations brutales, aux mutations de l’organisation territoriale (à la faveur d’un conflit militaire ou d’une réforme nationale). L’identité « Grand-Est » ne sera peut-être pas impossible à construire. De nombreux auteurs comme Etienne Juillard ont, de longue date, repensé le redécoupage régional, fusionnant par exemple l’Alsace et la Lorraine (Juillard 1974, 1977 ; Coriat 2020) Leurs contributions et leurs travaux exploratoires nous semblent, d’un point de vue analytique, tout à fait recevables. Tout au contraire, l’ouvrage dont nous parlons s’emploie à démontrer que le Grand Est, formellement et pratiquement impraticable, doit être dissous toutes affaires cessantes.

 

Une argumentation radicale et paradoxale

 

Les différents arguments qui soutenaient cette réforme, à savoir la réalisation d’économies d’échelle, l’acquisition d’une taille suffisante qui permettrait aux sept nouvelles grandes régions de fédérer leurs ressources pour bâtir une stratégie territoriale ainsi que l’harmonisation des régions françaises convergeant vers « une taille européenne » critique, sont contredits, point par point, tout au long de l’ouvrage. Quant au nredressement des comptes publics et aux économies d’échelle, l’argument ultime, on en perçoit point ou si peu qu’ils ne peuvent justifier a posteriori ce redécoupage. Alors qu’une économie d’un milliard était envisagée initialement sur la durée du premier mandat, les rapports financiers de la Région et ceux de la Cour des comptes, semblent au contraire mettre en évidence non seulement une absence d’économies mais une augmentation significative des charges. Compte-tenu de nouveaux transferts de compétences, et d’un outil comptable incomplet ce point reste difficile à trancher.

 

Mais l’ouvrage va plus loin, beaucoup plus loin. A la question, « un autre découpage régional opéré par le pouvoir central aurait-il été plus satisfaisant ? », il répond clairement : non ! Car le problème pointé ici est moins celui de la fusion d’anciennes régions que celui du pouvoir discrétionnaire de l’Etat dans ce domaine. L’ouvrage fait l’éloge de la proximité et de la décentralisation (au sens de la théorie de la décentralisation optimale) et formule une critique implacable de « l’étatisme centralisateur du modèle français ». Il dénonce l’incompétence générale de l’Etat à délimiter les périmètres des territoires infranationaux. Très richement documenté, émaillé de nombreuses statistiques, de travaux empiriques et soutenu par des références théoriques souvent empruntées aux auteurs de la théorie économique « mainstream » (Friedrich von Hayek, Jean Tirole, Pierre Cahuc & André Zylberberg, etc.), l’auteur semble lui-même porté par les principes qui ont paradoxalement conduit à la réforme régionale de 2016, à savoir la recherche par la collectivité territoriale de performances économiques tous azimuts dans un esprit néolibéral affirmé.

 

Dénonçant le risque d’uniformisation des politiques publiques locales à l’échelle du Grand Est et de recentralisation abusive, il stigmatise successivement « l’émergence d’un jacobinisme régional », le dysfonctionnement de l’institution régionale (notamment dû indéniablement à l’allongement des distances et l’accroissement des complexités), les défaillances dans la gestion de la crise du Covid-19, les déboires de l’ARS, la mise sous tutelle des communes et l’atteinte aux libertés locales via le SRADDET, les défaillances du système ferroviaire régional, l’inadéquation de la politique éducative du tout-numérique (pour les lycées), le saupoudrage excessif et l’inefficacité des aides aux entreprises, notamment à l’innovation et les carences dans l’évaluation des politiques régionales.

 

C’est alors que l’ouvrage passe du côté de l’histoire et de la culture. Le lecteur risque d’y perdre ses repères habituels s’il ne maitrise pas l’ensemble des ressources théoriques et empiriques mobilisées dans cette démonstration. Tentons d’en résumer l’esprit. La question centrale est la suivante : «  - Quel est, si l’on ne veut pas promouvoir l’individualisme méthodologique, c’est-à-dire exclusivement l’organisation marchante entièrement décentralisée (chaque individu décide pour lui-même, le marché coordonne), le bon niveau de l’organisation territoriale ? Un seul courant de pensée économique opère le lien avec la question de la pertinence et de la dimension des collectivités territoriales, c’est la vision hayekienne (Karl August Friedrich von Hayek) peu connue du grand public mais pleinement intégrée aujourd’hui au courant de l’économie mainstream des « nouveaux classiques ».

 

Selon Hayek les coordinations sociales et économiques ne doivent pas être décrétées par une volonté politique quelconque (encore moins étatique), ni rentrer dans un plan d’ensemble conscient et toujours nécessairement défaillant (Hayek 1973/2007 ; 1967/2007 ; Aimar, 2015). Ces institutions sont des « ordres spontanés » (tout comme la monnaie, la langue, le marché) auxquels chacun participe mais qui n’émanent de la volonté de personne. Les autorités publiques ne disposent jamais ni de la compétence ni de l’information pour décréter quoi que ce soit : le montant d’une aide aux entreprises, l’orientation technologique d’une filière ou la taille optimale d’une coordination territoriale, etc. Si elles passent outre, elles se trompent et échouent systématiquement (d’où la défiance généralisée des citoyens, formés à ce raisonnement, à l’égard de l’action politique en général).

 

L’ouvrage en donne de multiples exemples qui s’appuient sur les travaux théoriques de Jean Tirole et d’innombrables sources empiriques alimentées par l’économétrie. Toutes les institutions morales ou politiques relèvent selon Hayek de cette même logique. De façon analogue, les collectifs territoriaux doivent être forgés par l’expérience condensée dans l’histoire et la culture et soumises au principe darwinien de la sélection naturelle (approche spencérienne). Ainsi au cours du temps, seules les collectivités territoriales qui ont fait la preuve de leur efficacité, subsistent. L’Alsace géographique et culturelle, historiquement vieille de plus d’un millénaire est de celles-ci. L’Etat se doit de ne pas y toucher. CQFD.

 

Une priorité : recontextualiser la réforme territoriale de 2014-2016

 

La re-légitimation actuelle des politiques publiques, consécutive à la pandémie du Covid 19, ne doit pas faire perdre de vue l’atmosphère fortement néolibérale qui présidait au début des années 2000 et au cours de la décennie suivante. Toutes les institutions publiques et privées (les entreprises, les institutions financières, les villes, les universités, les centres de recherches, etc.) étaient engagées dans une course effrénée à la visibilité, à la taille critique concurrentielle, source d’économies d’échelle, disait-on, via la croissance externe et les fusions. Cet état d’esprit était relayé en particulier par les décisions politiques et les incitations européennes à la réduction des dépenses publiques (dans tous les secteurs).

 

Qui se souvient du contexte si caractéristique du début des années 2000 et des années suivantes ? On recherchait un autre mode de développement qui donnerait plus de compétences économiques aux régions avec le repli partiel de l’Etat sur les fonctions régaliennes (SRADDET et SRDEII en sont issus). Les réformes territoriales constituaient l’une des solutions régulièrement envisagées pour réduire la voilure des pouvoirs publics, réduire les dépenses publiques et relancer la compétitivité européenne.

L’ouvrage de Jean-Philippe Atzenhoffer tend à charger l’Etat français de tous les maux (y compris ceux qu’on peut objectivement lui imputer) et à minimiser les pressions exercées par les instances européennes (notamment la Commission européenne) sur les pays qui présentaient à cette époque un fort déficit public.

 

En France, après les réformes touchant les administrations publiques (la LOLF applicable depuis 2006, la RGPP de 2007) il s’agissait de prolonger ces mesures avec la réforme de l’administration territoriale de l’Etat (RéATE), le premier volet de la réforme de la décentralisation (2013) et enfin, avec les lois NOTRe, (qui envisageait la suppression des Départements avant 2020), MAPTAM, et la loi relative à la délimitation des régions qui s’inscrivaient toute dans la stratégie européenne Europe 2020 puis Europe 2030. Les Etats, pour accéder aux fonds structurels européens pour la période 2014-2020, devaient déjà respecter les règles budgétaires très contraignantes du Traité Européen sur la Stabilité, la Coopération et la Gouvernance (TSCG) et devaient impérativement donner à l’Europe des gages de bonne volonté.

 

En clair, toutes les réformes nationales devaient s’inscrire dans la stratégie européenne (Europe 2020 et suivants) via des Cadres de référence stratégiques nationaux. C’est à la fois l’intervention non conventionnelle de la BCE pour combattre la déflation (après la crise financière de 2008), puis la pandémie de Covid-19, qui ont stoppé ce vaste mouvement de détricotage, des communs institutionnels territoriaux. Les finances des collectivités territoriales ont été mises à mal partout en France, en Europe et dans le monde.

 

Conclusion

 

Alors que certains perçoivent le nécessaire retour de la puissance publique (approche interventionniste keynésienne ou écologique), d’autres la redoutent et se réclament toujours des préceptes néolibéraux (le marché libre et non faussé, la concurrence généralisée, l’effacement des pouvoirs publics non régaliens), y compris pour les administrations et les collectivités locales. L’ouvrage de M. Jean-Philippe Atzenhoffer s’efforce d’en apporter la démonstration sur 320 pages : l’Etat ne doit jamais imposer un schéma territorial d’organisation, chaque fois qu’il le fait, il se substitue à l’organisation spontanée du marché ou aux coordinations locales historiquement éprouvées. Il ne peut donc qu’échouer lamentablement. Ce livre pense en apporter la démonstration imparable.

Sous couvert de préoccupations régionalistes, le scrutin des régionales réactive nécessairement ce vieux débat doctrinal, dont il est utile, en démocratie, de rappeler les termes.

 

 

René Kahn

ovipal

18/4/2021

 

 

(1) Le Verger Editeur, Essai (2021)

(2) Respectivement, R. Kahn, « Une approche économique de la réforme territoriale et du redécoupage régional », site de l’OVIPAL, 15 septembre 2014 

https://www.ovipal.com/une-approche-economique-de-la-reforme-territoriale-et-du-redecoupage-regional

R. Kahn, « Comprendre les résistances à la réforme territoriale », site de l’OVIPAL, 20 avril 2015

https://www.ovipal.com/comprendre-les-resistances-a-la-reforme-territoriale

(3) LOI n° 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral.

(4) Selon le sondage BVA rappelé par l’ouvrage (p. 247), pour le Grand Est, le détail du niveau de mécontentement en fonction des trois régions historique : - Alsace : 82 % d’insatisfaits (12 % de satisfaits) ; - Champagne-Ardenne : 67 % d’insatisfaits (23 % de satisfaits), - Lorraine : 57 % d’insatisfaits (30% de satisfaits)

 

Indications bibliographiques :

 

Aimar Thierry (2015), Hayek, du cerveau à l’économie, Michalon, le bien commun

Atzenhoffer Jean-Philippe (2021), Le Grand Est, une aberration économique, Le Verger

Cahuc Pierre & Zylberberg André (2016), Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser, Flammarion

Coriat Benjamin (2020), La pandémie, l’anthropocène et le bien commun, Les Liens qui libèrent

Hayek Friedrich August (1973-1979- 2007), Droit, législation et liberté, PUF

Hayek Friedrich August (1967/2007), Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Les belles lettres

Juillard Etienne (1977), Atlas géographique de l’Alsace et de la Lorraine, Famot

Juillard Etienne (1974), La « REGION », contribution à une géographie générale des espaces régionaux, Publications Universités de Strasbourg, Tome XI, OPHYS

Tirole Jean (2016), Economie du bien commun, PUF

 

 



27/04/2021
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