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Révolution numérique, démocratie et politique dans l’espace urbain

L’agenda digital des collectivités territoriales alsaciennes est en cours de réalisation : installation d’infrastructures de connexion de haut-débit, ouverture des données publiques, transformation digitale des services publics, investissements dans les outils numériques de la participation citoyenne, etc. L’idée se répand que l’amélioration des politiques publiques, des services publiques locaux comme de la démocratie, passe nécessairement par un recours accru aux NTIC, que le numérique mis au service de la démocratie locale permettra de relever les défis et de faire davantage société[1]. A titre d’exemple, la ville de Strasbourg et l’Eurométropole de Strasbourg ont respectivement été labellisées, « Territoire innovant Grand-Est » par le réseau « Les interconnectés » et « Territoire d'action pour un numérique inclusif ». Mulhouse engagée dans une démarche de ville intelligente n’est pas en reste et un grand nombre de communes en Alsace s’inscrivent également dans cette démarche de numérisation impulsée par une politique nationale qui touche désormais un grand nombre d’activités (archives, mobilité, développement économique, services à la population, communication politique, etc.). Les métropoles du Grand-Est et d’Alsace, comme dans d’autres régions, se numérisent à marche forcée[2].

 

Or la révolution numérique introduit incontestablement une évolution majeure dans les modes de production, de consommation, de vie et de gouvernance. La proximité des municipales réactive les interrogations concernant l’impact des NTIC sur la vie publique et sur les équilibres politiques à l’échelle locale. Que faut-il penser des apports des technologies numériques à l’organisation et la gestion des services urbains (smart city), à la participation et la communication politique (civic techs) et d’une façon générale à la vie démocratique locale ? On peut être très sceptique quant aux promesses d’un numérique omniscient, omnipotent, vert, écologique et démocratique, redistribuant à tous de l’information, de la connaissance, voire de l’intelligence, on doit convenir qu’une transformation de la cité est en cours. Ce serait dommage que les municipales passent complètement à côté de ce débat.

 

Les nouvelles technologies numériques créent dans la ville un ordre supplémentaire, l’ordre numérique, virtuel et informationnel qui vient se superposer à l’ordre urbain réel social, économique, politique et interagit avec lui. Cet ordre numérique urbain à la fois substantiel (mathématique, quantitativiste, optimisateur) et connectiviste (internet, IA, Big - data, open data) est également économique et marchand. Il répond en principe à des besoins matériels et immatériels individuels (la satisfaction des besoins quotidiens) et collectifs (la gestion optimisée des ressources collectives, la stabilité dynamique de la ville) tout en poursuivant pour lui-même des objectifs de pouvoir économique et de profitabilité. La principale question que soulève la ville dite intelligente est la suivante : quel est l’effet de cet ordre marchand supplémentaire sur la gouvernementabilité urbaine, sur la vie politique et sur les mécanismes démocratiques ? En l’état actuel des connaissances, il est difficile d’apporter des réponses définitives. Peut-être peut-on au moins évoquer ces questions ?

 

En premier lieu, le numérique est omniprésent. La capacité d’extraction des données et les capacités d’analyse augmentent quotidiennement. Les dispositifs techniques et leur adaptation aux nouvelles contraintes environnementales sont également en constante évolution. Certains auteurs relèvent une contradiction flagrante entre la nécessité d’une gestion raisonnée des ressources rares (notamment énergétiques et environnementales) et un système numérique de plus en plus gourmand (en énergie, en matériaux, en données) et en appellent à une écologie numérique raisonnée (Vidalenc 2019). Est-il bien nécessaire en effet d’établir une connexion numérique permanente pour ajuster le niveau d’éclairage dans le salon d’un particulier ? Le numérique s’est imposé sans débat, sans que l’on puisse par exemple établir un bilan énergétique de l’économie numérisée, il est devenu incontournable ou presque pour accéder à un vaste ensemble de services privés et publics. 94% des français sont équipés d’un téléphone mobile et 80 % des foyers disposent d’un ordinateur connecté. L’Etat et les collectivités locales sont parties prenantes du projet de numérisation généralisée (Etat plateforme, ouverture des données publiques locales numérisées, etc. Nous vivons officiellement depuis 2016 dans une République numérique.

 

En second lieu, les technologies numériques font elles l’objet d’une adhésion collective, et engendrent-elle réellement une nouvelle société de la connaissance et de la participation citoyenne ? Sur ces deux points, la littérature disponible répond par la négative (cf. bibliographie). Les perspectives fantasmées et lointaines de l’IA forte, de la singularité et du transhumanisme sont bien moins préoccupantes que les effets le plus souvent cachés et pernicieux mais bien réels et immédiats (ou à moyen terme) des technologies numériques sur les mécanismes démocratiques. Le numérique ne s’attaque pas frontalement aux institutions politiques existantes mais il en mine progressivement les fondements et disqualifie leur efficacité. Au cœur du problème se trouve la question de l’appropriation, de la valorisation et de la monétisation des données relatives à la vie privée des usagers des plateformes.

Bien que les firmes du numérique aient édicté des règles relatives à la protection de la vie privée, signé des chartes éthiques (credos maison, principes d’Asilomar, etc.), préconisent des usages vertueux et déclarent vouloir travailler pour l’amélioration du monde et de bien-être de tous, elles se comportent d’abord comme toute firme en position de monopole naturel dans une économie capitaliste. Elles recherchent avant tout à consolider et pérenniser leur position et à maximiser leur enrichissement. Si les dispositifs publics destinés à protéger les données des utilisateurs des usages abusifs (Cnil, RGPD) freinent leur développement, les firmes numériques vont les contourner, développer un argumentaire et justifier qu’elles puissent s’y soustraire. Il n’y a là rien de bien nouveau. Ce qui est nouveau avec la technologie numérique c’est qu’elle s’inscrit explicitement dans un processus schumpétérien de destruction créatrice qui ne concerne pas que les biens et les services mais plus généralement l’ensemble des institutions sociales, publiques et politiques. En ce sens les grandes firmes de la technologie numérique prétendent renouveler la démocratie sans passer par une procédure de consultation ou de vote. Reprenant à leur compte le principe économique des préférences révélées par les pratiques, elles se pensent légitimées par le seul fait que les usagers ont recours leurs infrastructures et à leurs logiciels. Certains auteurs (Haëntjens 2018 ; Delmas 2019) ; pensent que la Tech mine la démocratie non seulement à travers le caractère oligopolistique ou monopolistique de ses marchés qui concentrent les richesses en faveur d’un petit nombre mais également en encourageant l’avènement d’un modèle d’ingénierie sociale et comportementale fondé exclusivement sur les besoins individuels et la concurrence.

Un modèle qui conduit implicitement à l’érosion tant de la vie privée que des solidarités, des normes communes à l’échelle locale et des croyances collectives. Ce modèle remet en cause également l’action redistributive et régulatrice des pouvoirs publics (centraux et décentralisés) au nom d’une plus grande efficacité supposée des plateformes et des algorithmes (Rabot 2019 ; Delmas 2019). La ville intelligente constituerait en définitive un modèle économique et de gestion urbaine aux implications politiques fortes. Elle porte en creux, un projet passablement despotique. Ce dernier consiste pour les firmes du numérique, en charge de l’hébergement et du traitement des données, à s’arroger des pouvoirs d’arbitrage judiciaire (en appliquant de façon sélective le droit à l’oubli, en communiquant leurs données aux Etats), à développer, en dehors de toute régulation, au nom de l’intérêt général mais sans les garde-fous démocratiques habituels, tous les usages possibles de la data (y compris la surveillance des individus).

Un dernier aspect avancé est celui d’une possible augmentation de la participation politique à la vie de la cité. Dans la mesure où les NTIC sont par définition des moyens de communication, ses promoteurs font l’hypothèse du renforcement des fonctions consultatives et de l’engagement participatif actifs des citoyens à la gestion des communs. Hélas l’arène des réseaux sociaux démontre une perte évidente du sens civique et en dépit du succès des plateformes, les enquêtes de l’ObSoCo montrent une non-adhésion de la population à ce modèle d’organisation urbaine. Le projet de ville intelligente ne va pas disparaître mais il doit encore pour le moins fortement évoluer : Ecocity, Knowledge city, ville écosoutenable ?

 

René Kahn

ovipal

17 novembre 2019

 

Bibliographie :

AUDACITIS (2018), « Innover et gouverner dans la ville numérique réelle », IDDRI & FING

https://www.iddri.org/sites/default/files/PDF/Publications/Hors%20catalogue%20Iddri/201804-audacities-rapport.pdf

BELOT Luc (2017), « De la smart city aux territoires d’intelligence(s) », rapport au Premier Ministre sur l’avenir des smart cities.

https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2017/04/rapport_smart_city_luc_belot_avril_2017_definitif.pdf

COURMONT Antoine & Le GALES Patrick (2019), Gouverner la ville numérique, PUF

DANIELOU Jean (2019), « Smart City, origine et concept », PUCA

http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/smart_city_origine_et_concepts.pdf

DELMAS Philippe (2019), Un pouvoir implacable et doux. La Tech ou l’efficacité pour seule valeur, Fayard

DESPONDS Didier & NAPPI-CHOULET (dir.) (2018), Territoires intelligents : un modèle si smart ?, ESSEC Business School / L’Aube

EVENO Emmanuel (2018), La ville intelligente, objet au cœur de nombreuses controverses, in QUADERNI 2 n°96, pp. 29-41

GHORRA-Gobin Cynthia (2018), Smart city: “fiction et innovation stratégique”, in QUADERNI 2/n°96, pp 5-15

HAËNTJENS Jean (2018), Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes. La cité face aux algorithmes, Rue de l’échiquier

INGALLINA Patrizia (dir.) (2019), Ecocity, Knowledge city, Smart city : vers une ville écosoutenable ?, Septentrion

OFFNER Jean-Marc (2018), « La smart city pour voir et concevoir autrement la ville contemporaine », in QUADERNI 2 n°96, pp.17 à 27

OURAL Akim & alii (2018), « Vers un modèle français des villes intelligentes partagées », Rapport à M. le Ministre de l’Europe et des affaires étrangères,

https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_villes_intelligentes_290618_1__cle862161.pdf

PICON Antoine (2013 /2018), Smart cities. Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, Ed. B2.com

RABOT Eric (2019), « La ville intelligente » : de l’utopie urbaine au populisme technologique, Thèse soutenue à l’Université de Strasbourg (spécialité : Information –Communication) sous la direction du Professeur Philippe Breton

ROUET Gilles, (dir.), (2019), Algorithmes et décisions publiques, CNRS Editions

ROZESTRATEN Artur (2016), « Doutes, fantaisies et délires : Smart Cities, une approche

Critique », in Sociétés 2 n °132, pp.25-35

VIDALENC Eric (2019), Pour une écologie numérique, Les Petits matins / Institut Veblen

 

 

 

 

[1] https://www.strasbourg.eu/documents/976405/1086315/CD_Contribution-numerique_Web.pdf/bbbb48ac-7b9f-a8a9-d59d-ec99f2dcee4e

[2] https://franceurbaine.org/sites/franceurbaine.org/files/documents/Etudes/fiches_2016_bd_fr.pdf

 

 



17/12/2019
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