Dérapages verbaux, violences et irruption de l’irrationalité dans le langage ordinaire, une conséquence du modèle économique dominant ?
Un constat préoccupant
Nous souhaiterions partager avec le lecteur des préoccupations, quelques lectures et quelques hypothèses. Nous partirons d’un constat qui bien qu’il soit largement admis (dans les médias, les chroniques, les analyses socio-politiques, la littérature) n’en est pas moins extrêmement préoccupant parce qu’il signe la fin du mode de fonctionnement politique démocratique, en particulier, de la démocratie dite représentative (le peuple qui désigne ses élus pour le représenter) et des mécanismes bien identifiés d’une société pacifiée.
Au-delà de la recherche de nouvelles formes de démocratie participative censées compléter la démocratie directe et permettre l’implication de chacun dans la vie politique à travers la prise de parole ou les manifestations, on observe une modification assez profonde des croyances et des comportements. Il s’agit du constat suivant :
la montée générale d’une forme de narcissisme et d’individualisme extrême qui se traduit par une défiance systématique à l’égard des « élites », des corps intermédiaires et des institutions de médiation (école, police, justice, presse, etc.) et parallèlement la montée de l’intolérance ;
la contestation systématique des politiques publiques, de la démonétisation des projets collectifs et sociaux censés incarner l’intérêt général, doublée d’une pratique de la transgression des règles usuelles du vivre ensemble ;
l’irruption de l’irrationalité dans les différents champs de l’expression publique (débats publics, médias), la contestation des travaux scientifiques, l’abondance des thèses complotistes (Foucart 2020 ; Taussig 2021) ;
La manipulation courante de la parole dans le quotidien et dans les médias : publicité, propagande, manipulation des affects, etc. (Breton 1997) ;
la généralisation des dérapages verbaux qui peuvent désormais s’accompagner de gestes violents voire de l’application de la violence aux représentants des grandes fonctions sociales et sociétales : soigner, informer, éduquer, juger, représenter, etc. C’est ainsi que l’on enregistre avec effarement l’agression physique désormais fréquente des élus, médecins, chercheurs, enseignants, journalistes, des médiateurs en général
Chacun pourra à loisir développer ce constat en soulignant également la récurrence des mouvements complotistes, la radicalisation de certains courants politiques, le brouillage des faits objectifs avec l’émergence de fake-news et de fait alternatifs, la contestation des travaux scientifiques, des médiations et des politiques publiques, etc. Beaucoup d’entre nous s’interrogent. Comment en sommes-nous venus à cette situation ?
Des propositions sont parfois formulées pour une meilleure régulation de la parole publique, des instruments nouveaux de délibération et de participation sont expérimentés dans la sphère politique et consumériste, des travaux s’interrogent sur certains aspects du problème (Taussig 2021 ; Bronner 2022), sans pour autant l’expliquer dans sa globalité. Les linguistes et les psychanalystes sont généralement convaincus que s’il y a violence, c’est parce que les mots manquent, parce que les individus n’ont pas accès au langage qui leur permettrait d’exprimer leurs attentes et de recourir au dialogue plutôt qu’à la confrontation physique (Bentolila 2000) Mais ici notre raisonnement doit opérer un détour.
Les économistes également appliquent aux sociétés une grille de lecture pouvant expliquer la violence ou sa régulation. Les « Etats naturels » caractérisés par une coalition dominante de groupes élitaires et d’individus qui contrôlent à leur avantage l’accès aux ressources et aux activités profitables, sont d’après les économistes néo-institutionnalistes nécessairement plus violents que les « sociétés d’accès ouvert » caractérisées par les pratiques de marché, l’ouverture à la concurrence économique, une expression libre et une démocratie politique également concurrentielle (North & alii. 2009, Acemoglu & Robinson 2015).
Cependant la théorie économique standard n’envisage pas que l’expression des acteurs économiques puisse résulter d’un compromis issu de la négociation et de la pratique verbale. Les institutions ouvertes qui sont supposées canaliser les violences reposent principalement sur les mécanismes de marché. L’apaisement des sociétés libérales définies comme « ordres d’accès ouvert » provient avant tout de la possibilité donnée à chacun de satisfaire ses besoins à travers une contribution à la production et une participation à l’échange monétaire.
Les usages du langage n’ont pas besoin d’être codifiés puisque chacun s’exprime par des opérations marchandes anonymes dans lesquelles l’implication personnelle n’est pas requise et l’engagement n’est pas nécessaire. Dès lors il existe en effet de bonnes raisons pour lesquelles non seulement les jeunes défavorisés (réputés manquer de moyens d’expression et ne pas rallier les moyens d’expression démocratiques) mais aussi les adultes qui disposent de beaucoup de ressources, échouent dans la maîtrise sociale du langage.
La langue est désormais employée dans l’espace public pour étendre les acquis déjà obtenus dans la sphère économique. Il s’agit de revendiquer, intimider, menacer, exprimer sa colère, imposer son point de vue, capter des rentes matérielles et symboliques (ainsi que le démontrent les influenceurs dans les réseaux sociaux). Conçue initialement pour convaincre et débattre, la langue fait aujourd’hui l’objet d’un usage aberrant, narcissique (le self-branding pratiqué dans les réseaux sociaux) Elle contribue à hystériser l’espace public.
L’homme économique comme parangon comportemental
Les comportements en société sont le plus souvent le reflet d’un état de situation générale et d’une pensée dominante. Une détérioration significative des comportements est donc très probablement le résultat non de dérives individuelles mais d’une impasse collective. L’économie politique véhicule depuis le dernier tiers du 18ème siècle une conception générale de l’homme qui a fini par s’imposer dans la société au point d’être considérée comme la principale référence y compris par les acteurs qui ignorent tout des théories économiques. C’est une façon d’être dans l’air du temps.
L’individu serait donc fondamentalement égoïste et utilitariste dans une acception économique individualiste et matérialiste et non au sens de la recherche du plus grand bonheur pour le plus grand nombre, ce qui était l’objectif initial de la philosophie utilitariste. Si « l’homme économique » défini par Jérémy Bentham, John Locke, Adam Smith était fondamentalement honnête et respectueux des usages et institutions sociales, plus récemment avec le passage du libéralisme théorique (une société sans autre régulateur que le marché) au néo-institutionnalisme et au néolibéralisme pragmatique, l’homme économique s’affirme désormais opportuniste (toute l’information disponible est utilisée à des fins personnelles), court-termiste dans ses stratégies (après moi le déluge) et indifférent aux autres dès lors que sa propre fonction d’utilité n’est pas impactée.
Il est donc très largement admis que l’individu ordinaire guidé essentiellement par sa cupidité peut être malhonnête puisqu’il est à la recherche de rentes économiques sans aucune considération morale. D’où les comportements observés désormais de passager clandestin (free rider), à la recherche d’opportunités économiques en toutes circonstances, dans les situations asymétriques d’information, capable de faire courir de forts risques aux dispositifs de régulation et d’assurance collective et à la société s’il y trouve un intérêt (aléa moral, théorie de l’agence, etc.).
Dans ce cadre théorique même les individus faisant profession de contribuer à l’intérêt général (entrepreneurs politiques, fonctionnaires, électeurs, etc.) sont supposés rechercher leur propre intérêt à tout prix. La théorie économique travaille donc désormais avec cette hypothèse (en s’efforçant d’en limiter les effets les plus désastreux au moyen de contrats et de contrôles, ce n’est pas ici notre sujet).
La société a également rangé l’empathie, la générosité, l’abnégation au rang de vieilles lunes désuètes. Les théories néo-institutionnalistes et néolibérales ne prennent en considération les institutions morales politiques et culturelles, d’une part, que si elles sont éprouvées au cours du temps et soumises à des pratiques concurrentielles et d’autre part, que si elles favorisent ou facilitent les échanges marchands. Il en va de même des décideurs et de plus en plus, des électeurs très pragmatiques qui désertent la sphère politique (abstentionnisme).
La théorie économique contribue aussi à proposer sur la base de ses hypothèses fondatrices les institutions les plus à même de canaliser les violences, les langues n’y sont pas mentionnées pour cet usage (North & alii 2009 ; Acémoglu & Robinson 2015). Linguistes, sociologues, anthropologues, sociolinguistes et économistes ne travaillent évidemment pas sur les mêmes hypothèses. L’économie politique n’a pas anticipé les fake-news, les dérapages verbaux, la haine du système politique, les transgressions et les recours à la violence, le sécessionnisme politique, le complotisme, la défiance généralisée à l’encontre des politiques publiques, etc. Et elle ne s’en soucie guère. Cela tient en grande partie au fait que l’homo oeconomicus n’est pas doté de la parole et que l’homme contemporain accoutumé à ce modèle ne sait plus en faire bon usage. Est-ce sans conséquence ? Nous pensons que non.
L’oubli de la langue dans le modèle dominant
Notre réflexion ici ne porte pas sur le statut des langues et de la langue parlée, désormais minorée et menacée puisque nous ne sommes plus dans une société de tradition orale et que nous disposons de beaucoup d’autres moyens de communication et de survie (l’écriture, l’échange monétaire, les mathématiques et la quantification, les NTIC). De fait la place des langues s’estompe et beaucoup meurent faute d’être pratiquées.
Certains linguistes imputent cette extinction à des causes économiques et sociales (Hagege 2000). Nous évoquons davantage les dérives de l’expression et de la pensée chez nos contemporains, dérives associées à des usages de la langue désormais moins bien maîtrisés. Cependant il y a un lien entre la perte du statut de la langue dans une société donnée et les dérives langagières. Les langues sont désormais utilisées davantage à des fins de pure communication et d’affirmation de soi et moins pour leurs fonctions sociales ou leurs capacités d’expression ou de créativité.
Les langues régionales sont également concernées au premier chef puisque certaines survivent dans la sphère économique par leur capacité à ajouter un parfum de terroir et ce faisant à consolider des avantages compétitifs des produits régionaux. C’est par leur utilité économique que les langues régionales se maintiennent (Erhardt & Kahn 2022). Cependant l’économie à la fois comme pratique, comme science et comme rationalité, néglige paradoxalement l’ordre du langage. L’homme économique est aphasique.
Peut-on y voir une explication de l’amenuisement de la vie sociale, de l’effondrement des valeurs communes, de la déconstruction des collectifs, de l’essor de la culture de l’individualisme et du dissensus. Très rares sont les économistes qui ont accordé un intérêt, une valeur ou une importance quelconque à la parole, à la langue et au langage. Il y en a certes une poignée qui font exception, et non des moindres, parmi lesquels : Marx, Keynes, Hayek, Polanyi, Hirschman, Ostrom, ou plus récemment René Passet (2012) ou Jean-Paul Fitoussi (2020). John Maynard Keynes a mis en exergue le rôle économique des conventions sociales fondées sur la négociation, une approche très largement développée par les théories des conventions et la sociologie économique (Granovetter 2020).
Friedrich Hayek quant à lui, applique aux langues ses croyances néolibérales pour mieux les contrôler et les museler (Hayek, 1988). Il propose de retirer certains mots ou concepts qui n’ont pour lui aucun sens comme société ou justice sociale. Selon Hayek, le droit, la culture, les langues, le marché, la monnaie ont en commun d’être des institutions culturelles humaines qu’il appelle des ordres spontanés. Cela signifie que tous les individus de la société y participent en pratique mais que ces institutions ne résultent pas pour autant d’un projet délibéré, ni individuel, ni collectif.
Karl Polanyi a montré que l’économique devait, pour garder une société apaisée, rester encastrée dans le social et non l’inverse ; Elinor Ostrom a montré l’importance du langage dans le cadre de la gouvernance des communs et des politiques publiques. Il faut dire que la science économique contemporaine est entièrement fondée sur une organisation sociale non verbale, entièrement régulée par des signaux prix et par les comportements observables (les fameuses préférences révélées qui discréditent tout commentaire, tout discours au profit des choix réellement opérés).
Nous pouvons affirmer que le modèle dominant a réussi a imposé à la société sa conception de l’homme qui en quête exclusive de richesse et de pouvoir opère des choix qui n’ont pas besoin d’être verbalement formulés. Il fait l’impasse complète sur le fait que l’homme est doué de la parole. Les économistes orthodoxes (néoclassiques, néolibéraux, nouveaux classiques) ont créé des représentations de l’organisation économique et sociale qui se dispensent totalement du langage oral.
Le marché et la monnaie peuvent alors apparaître comme un substitut à l’échange verbal. La conception de l’organisation sociale prônée (des relations médiées essentiellement par les échanges marchands) préconise même d’en faire complètement abstraction. Pas étonnant dès lors que l’homo oeconomicus ne sache pas se servir décemment de tous les instruments technologiques et politiques censés lui permettre de s’exprimer et communiquer avec ses semblables.
Nous dirions de manière imagée que son principal logiciel ne lui enseigne ni la confiance, ni la pondération, ni la politesse, ni l’empathie, ni la frugalité, ni le comportement d’entraide, ni le scepticisme rationnel, des qualités que l’on retrouve pourtant fréquemment dans les sociétés dites primitives (Graeber & Wengrow 2021). La route pour nous humaniser est encore longue, elle recommande vivement d’abandonner un modèle de comportement humain inadapté aux défis que nous devons relever et accorder davantage notre confiance au langage et aux vertus du dialogue.
20 janvier 2022
René Kahn
ovipal
Eléments de bibliographie
ACEMOGLU Daron & ROBINSON James A. (2015), Prospérité, puissance et pauvreté. Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, Markus Haller.
BENTOLILA Alain (2000), Le propre de l’homme. Parler, lire écrire. Plon
BRETON Philippe (1997), La parole manipulée, La Découverte 1997
BRONNER Gérald (2022), (Commission d’experts dirigée par), Les Lumières à l’ère numérique, Rapport, Présidence de la République
ERHART Pascale & KAHN René (2022 / 1), « L’alsacien dans la sphère économique : nouvelle donne dans les usages ou accélération de leur déclin ? » in Langage et société, n°175 Nouveaux usages socio-économiques des « langues régionales » de France au XXIème siècle A paraître premier trimestre 2022
GRAEBER David & WENGROW David, (2021), Au commencement était…Une nouvelle histoire de l’humanité, LLL
FITOUSSI Jean-Paul (2020), Comme on nous parle. L’emprise de la novlangue sur nos sociétés, LLL
FOUCART Stéphane & Alii (2020), Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, La découverte
GRANOVETTER Mark (2020) Société et économie, Seuil
HAGEGE Claude (2000), Halte à la mort des langues, Odile jacob
HIRSCHMAN, Albert O. (1991), Deux siècles de rhétorique réactionnaire, fayard
HIRSCHMAN, Albert O. (1982/2013), Bonheur privé, action publique, Pluriel
HAYEK Friedrich (1988), La Présomption fatale, Paris, PUF.
NORTH & alii (2009), Violence et ordres sociaux, Un cadre conceptuel pour interpréter l'histoire de l'humanité Gallimard
PASSET René (2012), Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire : de l’univers magique au tourbillon créateur, Actes Sud (Thésaurus)
POLANYI Karl (2011), La subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société, Flammarion
SADIN Eric (2021), Faire sécession. Une politique de nous-mêmes, L’échappée
TAUSSIG Sylvie (2021), Le système du complotisme, Bouquins
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