La tragique utopie des démocraties « représentatives » : l’ « idéal critique » et la « délibération » en voie de disparition
La tragique utopie des démocraties « représentatives » : l’ « idéal critique » et la « délibération » en voie de disparition
Historiquement la démocratie est une forme politique instable. Elle est issue des interactions sociales, économiques, psychologiques, idéologiques des individus et de la société. En tant que telle, cette construction vise à enrichir le projet de la société mais elle est intrinsèquement vouée à être conflictuelle. De plus, il n’y a plus aujourd’hui de régime démocratique dûment institué dans ses principes et sa constitution, qui ne soit la proie des stratégies de pouvoir, des intérêts particuliers, des oligarchies, dès ses commencements et dans ses prolongements : aussi cela interfère profondément dans les modes de fonctionnement de la démocratie, notamment dans le débat politique.
La rareté des régimes « réellement » démocratiques et citoyens
Dans l’histoire de l’humanité, il y a peu d’exemples de sociétés qui se soient dotées d’un régime réellement démocratique. Lorsqu’on se réfère à la Grèce, la République d’Athènes, rappelons que cette démocratie, constituée sur plusieurs siècles, ne concernait seulement que quelques milliers de « citoyens » (6000 sur 40 000 habitants à Athènes). La cité grecque a également été marquée par de grandes réformes structurelles qui permirent d’instituer la démocratie : celle de Clisthène au VIe siècle av. J.-C., instituant la communauté politique sur la base d’une nouvelle redistribution territoriale ; celle de Solon interdisant « l’esclavage pour dettes ». Le philosophe Jacques Rancière estime d’abord que cette « démocratie est née historiquement comme une limite mise au pouvoir de la propriété » (1).
Mais ce monde était aussi organisé sur un socle de coutumes et de traditions particulières et sur le principe du débat politique entre ceux qui avaient le statut de citoyens. Sur la place de l’Agora devenue le centre social et politique de la Cité, avec l'installation des institutions démocratiques à cet endroit, se tenaient des débats parfois houleux à l’issue desquels, les votes se faisaient à main levée et à la majorité simple. N'importe quel « citoyen » pouvait y prendre la parole. Le « citoyen » exerçait son pouvoir d'amendement et proposait ses motions. C’était le propre de la démocratie directe.
L’« État représentatif », une limitation paradoxale mais acceptée de la représentation citoyenne
On considère aujourd’hui la démocratie athénienne, au VIe siècle av. J.-C., comme le premier et unique exemple de démocratie directe dans l’antiquité. Aujourd’hui, seule la Suisse dans une certaine mesure peut s’approcher par la pratique régulière de « votations », des référendums d’initiative populaire.
En France, cette conception de la démocratie directe aura été tentée au sein des mouvements révolutionnaires, et ce, dès la révolution française de 1789 qui fut l'occasion d'une pratique de la démocratie directe à travers le système des sections, d'abord à Paris, puis dans la plupart des grandes villes du pays.…
Mais dès cette époque, c’est l’« État représentatif » qui sera préféré par la classe politique et par le « peuple » : « le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants », déclarait l'abbé Sieyès, le 7 septembre 1789 (2). La Constitution de l'an I (1793), d'inspiration rousseauiste et robespierriste, consacrait l'existence des assemblées primaires, instaurait le contrôle des lois par le peuple, dispositifs essentiels de la démocratie directe. Elle ne fut jamais appliquée (3).
Le rêve de la démocratie directe s’éclipsa définitivement lors de la Commune de Paris, véritable démocratie directe qui instaura en 1871, à Paris, de nombreuses lois parmi lesquelles l'égalité salariale homme-femme, la gratuité scolaire… Aussi faut-il souligner le paradoxe de la représentation citoyenne dans un « État représentatif » ; le représentant y incarne le représenté, agit en son nom ; s’il rend l'autre présent, c'est à condition de se substituer à lui. « La représentation politique est fondée sur ce premier paradoxe : le représentant amène le représenté à l'existence dans le mouvement même où il l'escamote et prend sa place [politique]» explique le politiste Loïc Blondiaux (4).
Pourtant cette catégorie politique de démocratie représentative s’est logée dans l’imaginaire de l’individu occidental, pour qui, la démocratie est devenue une seconde nature, malgré les graves rechutes au XXe siècle (les guerres mondiales, la Shoah, la permanence de dictatures, la montée des sociétés d’« exclus » privés de droits, etc.), venues signer cette fragilité des régimes démocratiques modernes où liberté et égalité s’atrophièrent.
Finalement la démocratie représentative a su s’affirmer -et à travers elle- le principe démocratique- en postulant ses exigences : le suffrage universel attribué progressivement à tous les adultes (toujours en décalage pour les femmes !), une séparation des pouvoirs confortée par des contre-pouvoirs (droit des associations, liberté de la presse, la protection effective de la liberté d’opinion, les règles effectives de l’alternance politique, etc.).
Toutes ces conditions ont permis d’asseoir au fil du temps un statut de la parole, les modalités d’expression pour l’esprit critique et sont venues consolider les termes du débat moderne. Aussi la délibération politique a-telle été construite sur le concept de liberté et le principe d’égalité, établis par les philosophes du XVIIe siècle, selon trois lignes directrices : la dimension du libre arbitre, celle de la libération par la connaissance, et celle de la dimension collective (et partagée) de la liberté politique.
Cet ensemble des conditions fondamentales de la démocratie faisait de la démocratie une forme éminemment paradoxale, puissante et subversive à la fois, car tout en apportant des droits fondamentaux, il remettait en cause tous les principes, les fondements d’autorité d’un régime que sont : la richesse, le savoir, la naissance… Ce socle imaginaire et réel de la démocratie est aujourd’hui ébranlé, justement tant sur le plan symbolique que dans les faits.
Parole critique et délibération en voie de disparition : l’effacement de la catégorie de « démocratie représentative »
Les sociétés occidentales s’étaient dotées d’un héritage politique qui aujourd’hui vacille dans nos représentations. Ces sociétés s’étaient données pour tâche de le faire vivre. L’accord se faisait à condition de comprendre qu’il convenait, ce faisant, de convertir sans cesse le conflit en débat, de sans cesse inventer les lois et les arracher aux avidités de pouvoirs qui se reconstituent, hors de tout partage. Ainsi l’utopie démocratique était une construction constante de « l’impossible » dans les régimes de démocratie (participative). Cette utopie ne tient plus, en particulier dans la France du XXIe siècle.
3 grands phénomènes éclairent cette rupture démocratique :
1/ la crise politique du « mouvement des Gilets Jaunes » (octobre 2018 - … ) a pu montrer (au moins) trois ordres de décrochage de la parole politique entre les citoyens et leurs mandants. Certains manifestants, au départ pacifiques, veulent continuer à privilégier l'action de rue dans un rapport de force, tandis que d'autres veulent des grèves et des actions de blocage relevant de la grève générale. D’autres veulent devenir une société civile -un contre-pouvoir- face au pouvoir exécutif (ainsi destitué). Les derniers enfin veulent créer un mouvement politique autogéré, l’équivalent d’un Mouvement 5 étoiles italien… A suivre.
2 / L’impératif catégorique de communication semble permettre à la démocratie représentative de rester un idéal vivant, mais cela peut n’être qu’illusion. Pour que cet idéal ‘‘communicationnel’’ soit porteur de démocratie, il faut qu’il puisse faire marcher de pair le partage de la culture et sa critique (la connaissance, les informations, ses objets et ses moyens), les individus (individus, groupes organisés ou pas, personnalités, comités d’éthique et autres …) et les relations sociales (solidaires, résiliantes ou purement anonymisées et consuméristes…). Dans ce champ - parfois encouragé ou entravé par l’État- la « guerre du symbolique » écartèle l’idéal démocratique : le balancier oscille entre création et inventivité d’une part et assommoir assourdissant, conformisme et panurgisme engluant d’autre part.
3 / Enfin la lancinante question écologique difficilement compatible et traduisible avec l’économie politique du libéralisme et du (grand) marché. La conflictualité expressive et politique du sigle ZAD (Zone d’Aménagement Différé <—> Zone A Défendre) déploie aussi ses tensions et conflictualités entre ‘‘sens et sentiment politique partagé par tous’’ et ‘‘exigence humaine et pulsion sociale exprimée’’.
Ces évolutions, tant historiques que contemporaines, témoignent de la tragique utopie des démocraties représentatives et de la dérive de la parole critique et démocratique en voie de disparition, prise entre exhortation et détestation, voire de mépris.
En guise de conclusion, une synecdoque républicaine.
La démocratie représentative va mal et « l’arbre semble cacher la forêt ». L’exemple récent de l’exclusion du groupe parlementaire LaREM de la Députée Martine Wonner, en constitue un exemple symptomatique parmi tant d’autres (voir « Trois Questions à… » Martine WONNER, Députée de la 4ème circonscription du Bas-Rhin).
Pascal Politanski
Ovipal
20 mai 2020
1 Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005.
2 L'abbé Sieyès, discours parlementaire du 7 septembre 1789. Archives parlementaires de 1787 à 1860, Librairie administrative de Paul Dupont, 1875 [https://books.google.fr/books?id=co4LAQAAIAAJ]
3 Fabrizio Frigerio, "Souverain (chez Rousseau)", in Dictionnaire international du Fédéralisme, sous la dir. de Denis de Rougemont, éd. François Saint-Ouen, Bruylant, 1994.
4 Loïc Blondiaux, Le Nouvel Esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Le Seuil, 2008.
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